Sur haut d’une pile de livres en attente du temps à leur consacrer, c’est trouvé celui-ci : Conjurer la destinée.

En profitant de la mienne qui m’offre un temps indispensable pour en prendre connaissance, je saisis l’occasion.

 

Offert par l’auteur lui-même, dont je me sens redevable d’une amitié imméritée, le livre traite sur rétribution et délivrance dans le taoïsme médiévale, couvrant la période du IIIème au Xème siècle de notre ère.

 

Franciscus Verellen, en éminent spécialiste, traite la question de la destinée à conjurer sous l’angle purement historique. Ce qui ne manque pas de nourrir bien des réflexions auxquelles le lecteur est invité. Et s’il le veut bien, en prolonger des pistes qui pourraient dériver des faits historiques bruts. 

 

Par les éclairages qu’il apporte aux questions que le taoïsme médiéval se pose sur la destinée humaine individuelle et collective, ce travail fournit des clefs (précieuses) pour la compréhension de la Chine moderne, du monde moderne, de l’humanité depuis toujours.

 

C’est cette dernière, l’humanité dans ce qu’elle a de plus basique et communément partagé entre ceux qui y appartient, qui m’intéresse dans ce livre.

C’est de cette humanité que je voudrai m’entretenir ces quelques instants avec vous. Par-delà les questions, ce sont surtout des réponses qui permettent de voir comment concrètement conjurer la destinée.

 

Tout le monde y est confronté, les réponses varient sans pour autant diverger. La destinée se comprend sans qu’il soit nécessaire de lui donner une définition précise, ce à quoi, quant à nous, les occidentaux, nous sommes habitués de nous attendre. 

 

Alors que l’approche asiatique en général et chinois peut être en particulier, car allant bien loin dans le forage des opacités de l’existence humaine, donne à la destinée tout au moins autant des réponses que des questions.

 

La prière de la délivrance des morts plante bien le décor :

 

“Nous craignons que, en ce monde, il ait ôté de la vie à des êtres sensibles et fait du mal aux créatures vivantes.” (P. 11)

 

Et c’est en termes d’équilibre entre tous les éléments du monde, de l’univers et tout ce qui le remplit, que la question se pose. La conscience d’être redevable (inéluctablement) et rachetable (potentiellement) est présente dans toutes les cultures et les religions.

 

Elle vient d’un constat, d’un étonnement même de l’existant qui à la fois s’émerveille d’être ainsi vivant et qui en même temps s’en inquiète.

 

Cet émerveillement et cette inquiétude impactent la vie à des degrés sans doute différents mais difficiles à préciser. Est-ce le propre de tout vivant, au sens d’un être animé d’une force vitale. Question de conscience, et donc de mémoire, de la capacité à se situer dans l’espace et dans le temps, sans doute…

 

Dépassé par ce qu’il perçoit, sans pourtant vouloir s’en départir, l’humain cherche à se retrouver au milieu des forces qui le traversent et avec lesquels il apprend à composer.

 

Les écritures taoïstes, au crépuscule de l’Empire de Han (IIIème siècle), montrent un monde à ses origines disloqué, englouti par le mal émanant des puissances démoniaques. Pour restaurer l’ordre cosmique comme réponse apparaît le taoïsme dit du maître céleste.

 

En paraphrasant, on pourrait dire sur la terre comme au ciel, le maître céleste donne des indications pour savoir comment se comporter dans ce monde ci. Et l’expérience de la vie sur terre sert justement de terroir pour construire l’espace céleste.

 

L’existence humaine est hypothéquée dès la naissance et ceci de trois façons : culpabilité héritée du passé, les dettes dues aux parents et aux ancêtres, et la réception du crédit de vie initiale, une sorte de dette contractée à la vie qui nous est donnée et dont on est redevable.

 

Ce qui est intéressant c’est que la réception du crédit de vie initial n’est pas, comme semble-t-il dans certain christianisme, rattaché à la culpabilité héritée du passé. L’héritage spirituel du péché originel dans la vision biblique depuis saint Augustin confond les deux. Or la Genèse est formelle, à l’origine de la création Dieu a vu que cela était bon et pour l’être humain il s’est même exclamé, en constatant que cela était très bon. 

 

Mais le poids du passé contracté inéluctablement est là. 

 

“Vivre impliquait d’augmenter inexorablement le fardeau originel. Le poids des dettes engendrait souffrance, maladie et mauvaise fortune éprouvée en ce monde, amputant la durée de la vie et laissant présager un sort défavorable dans l’au-delà” (p. 12).

 

Mais la destinée humaine, ni pour la vision taoïste, ni biblique n’est pas viscéralement viciée. Cet optimisme exprime les prières des morts pleines d’espérance. Pour le taoïsme les mortels placent leur espérance dans le rituel qui permet d’expier, ce qui par conséquent procure une joie profonde.

 

Le parallélisme avec le christianisme est effectivement saisissant. L’expérience du mal contracté à l’insu de la volonté humaine, mais dont la responsabilité consiste à essayer de s’en défaire.

 

On y parvient au moyen de la métaphore de la dette et de la délivrance. Et l’auteur fait référence à Ricœur et son livre La métaphore vive. Ce livre m’a marqué à jamais lors de mon travail de thèse dont une partie portait sur l’analyse linguistique.  

 

Oui, la métaphore se présente comme un moyen de décrire à la fois le visible et induire l’invisible, de suggérer l’indicible au travers le dicible. Sa force suggestive irrésistible réside dans la plasticité de l’image qu’elle contient et qui lui confère le statut d’un agent efficace. C’est un passeur transfrontalier naviguant aisément entre les cultures et les religions, un passeur de sens.

 

Appliquer la théorie de Ricœur à la notion judéo-chrétienne du péché et de la rédemption, c’est possible et cela peut être transposé sur des notions similaires dans le taoïsme. C’est l’hypothèse de l’auteur du livre qui cherche à comprendre comment conjurer la destinée au travers l’approche taoïste, approche ainsi enrichie d’un travail fait grâce à l’application de la métaphore comme outil, comme moyen d’analyse.

 

“Si les métaphores ont leur pouvoir de figuration dans leur langue d’origine, les transposer intactes dans une autre permet d’enjamber les fossés interculturels.” (p. 14)

 

Ainsi, il va du péché comme d’une dette, de la pénitence comme d’une monétisation, de l’impureté comme d’un esclavage, du rachat comme d’une libération…

 

Toutes ses métaphores sont transposables d’un univers culturel et religieux à l’autre. En d’autres termes, le fonds de commerce, si j’ose m’exprimer ainsi, est le même partout.

 

L’auteur, analysant les données historiques contenues dans les écrits rituels et d’autres, cherchant à savoir comment conjurer la destinée dans le taoïsme, ne ferme pas la porte à la réflexion dans ce domaine, réflexion à appliquer partout ailleurs et de tous les temps.

 

La différence est dans la manière de traiter la question, de savoir s’en servir. Pour nous limiter donc à la comparaison déjà induite par l’auteur, on constate que la cour céleste dans le taoïsme est semblable à ce que la Bible permet d’envisager. 

 

Le contour est le même, les ingrédients sont les mêmes, jusqu’à la sotériologie, vision du salut par expiation pour libérer. Et c’est la sotériologie qui est au centre de la recherche, sotériologie comme réponse à la question de savoir comment conjurer la destinée.

 

Poursuite individuelle de la transcendance, techniques d’immortalité, la culture de soi, l’alchimie et la méditation sont des domaines dans lesquels s’exprime la sotériologie taoïste. 

 

C’est une approche que l’on pourrait qualifier d’holistique, inclusive, qui tient compte de tout ce que l’on trouve sous la main. Une méthode pragmatique qui semble assez éloignée pour ne pas dire opposée à celle prônée par la Bible. 

 

Dieu de montagne, certes, mais bien différent des autres dieux connus dans les environs : ni Zeus, ni Astarté, et surtout pas un humain divinisé. 

 

Le Dieu de la Bible est tout autre, et sa cour céleste décrite dans l’Apocalypse, tout en y empruntant des éléments nécessaires pour construire les images, se défend d’être réduite à une réplique de la cour terrestre, royale ou impériale, une représentation pure et simple. 

 

Mais dans le taoïsme non plus, il ne s’agit pas d’une représentation pure et simple, elle est aussi métaphorique, (j’aurais préféré l’adjectif qualificatif participatif, métaphorisé). 

 

Même si le jugement de la cour céleste peut aussi comporter des erreurs, ce qui est un indice d’une proximité entre la réalité spirituelle et le territoire bien glébeux de l’image métaphorique qui la soutient. Ce qui n’est absolument pas envisageable et donc imputable à la cour céleste décrite dans la Bible.

 

Mais il y a aussi cette autre différence, celle de l’approche inclusive. Et ce pas seulement au sens d’intégrer tout ce qui se trouvait sous la main, que l’on trouvait sur place. Mais aussi ce qui arrivait d’ailleurs. C’est un chantier, où il y des matériaux de bases trouvé sur place, mais tout en intégrant des éléments venus d’ailleurs, dont l’assimilation est possible.

 

Les rites des maîtres célestes étaient pratiqués, tout en assimilant la doctrine bouddhique du Grand Véhicule, celle du salut universel. Or, dans le taoïsme primitif, rappelons-le, le salut est à envisager de manière individuelle, sans doute à cause de la responsabilité singulière dont chaque individu est redevable. 

 

Comme dans le christianisme, qui, tout en appuyant sur l’approche personnelle, cherche à ne pas perdre de vue l’approche communautaire qui est constitutive de son identité. Et d’autres parallèles peuvent se laisser découvrir.

 

Un de premier rite d’expulsion (exorcisme) était appelé “absolution”, et l’expression défaire les nœuds désignait une classe de rituels pour dénouer une destinée calamiteuse (p. 17).

 

Le parallélisme métaphorique avec le christianisme y est aussi saisissant. Absoudre les péchés, c’est libérer du mal contracté, et on connaît, en France tout au moins, Marie qui défait les nœuds, cf. sanctuaire de Notre Dame de Noos.

 

Et jusqu’à la pratique chez certains chrétiens, catholiques y compris, de la prière de libération des atavismes familiaux contractés par des aïeux.

 

Et pour poursuivre l’influence du bouddhisme, il y à constater avec l’auteur que :

 

“Avec la pénétration des doctrines bouddhistes de causalité et de Karma en Chine, les taoïstes en vinrent à connaître une nouvelle forme d’emprisonnement, le piège karmique d’un cycle perpétuel de renaissance.” (P. 17)

 

Il serait intéressant et utile même de pouvoir entendre là-dessus les taoïstes et les bouddhistes eux-mêmes.

 

Aucune sphère culturelle et ou religieuse n’est isolée, les influences sont toujours disponibles. Le monde moderne a du mal avec le mécanisme de rétribution et de délivrance. Il opte pour une expulsion pure et simple tout au moins du champ céleste de ce mécanisme de rétribution et de délivrance.

 

Mais puisque le monde moderne ne peut tout de même pas s’en débarrasser totalement, car en constatant l’angoisse persistante en-deçà de la référence métaphysique, pour la juguler on cherche à résoudre le problème sur le terrain purement et simplement psychosomatique. Sauf à endormir la conscience humaine et sa liberté d’aspirer à une réalité plus grande qu’elle-même, sauf à sédater, cela ne marche pourtant pas.

 

Mais comme disait Einstein, si l’on ne trouve pas de solution, cela veut dire que l’on a mal posé le problème. Et on le sait bien, le déni du problème n’aide pas à le résoudre, bien au contraire !

 

Quoiqu’il en soit du terrain, purement humain et ou aussi spirituel, expulser de la sorte la question de la dette, est-ce bien poser la question ? Se laisser enivrer par les dérivatifs peut porter une accalmie à court terme. Et beaucoup s’en persuadent que c’est ad vitam aeternam.

 

Et bonne année du tigre de l’eau, année lunaire chinoise, Kung Hue Fa Choi !