Le carême, toujours en cours, est avant tout un temps d’introspection spirituelle pour le compte personnel afin de savoir comment je peux m’améliorer et améliorer mon comportement pour qu’il soit un peu plus conforme avec mes valeurs chrétiennes. Mais ce n’est pas seulement un temps d’introspection personnelle. 

 

C’est aussi le temps pour voir comment je peux participer à un effort commun. Parfois en partant en première ligne d’action caritative (Maraudes, Médecins sans frontières etc). Ou en m’engageant sur un terrain un peu plus éloigné d’action immédiate, celui de la prévention. Prévenir est aussi important que le devoir de guérir. Il y a mille façons de prévenir. Y compris par la prière qui fait partie d’une pensée positive désireuse de voir le monde des humains s’améliorer, ou à minima ne pas sombrer dans les noirceurs de ses bas instincts.

 

On sait, on le constate, l’humanité est blessée, elle a besoin d’être soignée. Je me souviens avoir émis une telle hypothèse au sujet de la civilisation occidentale que j’avais considérée dans les années 1980 comme malade. Cela n’a pas vraiment plu à mes interlocuteurs, s’étonnant d’un jugement aussi sombre. Je sais reconnaître d’immenses atouts à la civilisation occidentale, la considérer comme malade c’est faire un diagnostic qui porte sur l’humanité dans son ensemble et chaque civilisation a ses propres démons.

 

 Le cœur de l’homme est malade, c’est le constat que la Bible fait à maintes reprises. 

 

Le Prophète Jérémie (celui des jérémiades) le dit sans aucune illusion : « Le cœur de l’homme est compliqué et malade ! qui peut le connaître ? Moi, le Seigneur, qui pénètre les cœurs et qui scrute les reins, afin de rendre à chacun selon ses actes, selon les fruits qu’il porte. » Jr 17, 9-10. L’objectif de ses jérémiades n’est que de faire réveiller les consciences de ses contemporains. 

 

Ou encore « Quel avantage un homme aura-t-il à gagner le monde entier, s’il se perd ou se ruine lui-même ? » (Luc 9,22-25). En effet, la maladie peut entraîner la perte de la vie. Et tout cela à cause du vide de l’essentiel qui est remplacé par le désir de “gagner le monde entier”. Le désir de gagner le monde entier n’a rien de mauvais en soi, à condition qu’il n’entraîne pas la perte de soi.

 

Comme dit un prédicateur de Carême : 

 

« Réalise avec moi que ton cœur est un vase privé de son contenu. Ta soif de plénitude, de joie réelle, de sérénité, de bonheur est permanente. Tes attentes sont immenses de tout ce qui vit autour de toi. Évidemment, les échecs se succèdent depuis ton enfance. Tes désirs de conquête de bonheur, de plénitude doivent se solder, tôt ou tard, par un aveu d’impuissance. Il y a un vide incroyable au fond de toi. » 

Le vide est probablement la plus grave maladie du cœur, car il ne pompe rien, il travaille en vain et souffre de cela sans savoir comment guérir. Si le cœur est malade, y compris en tant que muscle, tout le corps en pâtit. Le corps qui souffre est un corps blessé. C’est ainsi aussi pour le corps social qu’est l’humanité blessée et qui souffre de cette situation sans savoir comment guérir. Toutes les rustines que l’on appose en termes de lois pour stopper les hémorragies de conscience et de bonheur sont des tentatives souvent pathétiques de se soigner.  

Les soins proposés par le Christ sont d’un ordre proprement extraterrestre, et à ce titre peuvent être peu plausibles, peu accessibles pour s’y soumettre. Le Christ propose une introspection qui va bien plus loin que les méthodes connues dans le domaine psychologique et associé. Il propose de prendre en compte la source du mal et de la maladie qui en résulte. Mais semble bien difficile d’y accéder, même par l’ascenseur de la foi qui y mène en toute sécurité. 

 

Après tout, on tient à cette ambiguïté d’un cœur un peu fou qui fait mélanger le bien et le mal. Le sang qui y circule n’est ni bleu, ni rouge, il est grisâtre, comme le cerveau qui le commande. 

 

En poussant le raisonnement à l’extrême, on se consolera en constatant qu’un corps (et cœur) malade est un corps encore vivant. Et peut-être qu’il n’est pas si mal que cela ! Reconnaître des bonnes choses est plus porteur que d’attirer l’attention sur ce qui ne marche pas. Nous avons probablement besoin des deux, mais dans le bon ordre. L’objectif d’une vie n’est pas de lutter contre le mal, mais de faire croître le bien. Cela passe par la résistance face à bien des maladies de l’humanité souffrante. 

 

Avec la civilisation occidentale, c’est pareil. L’ambiguïté d’un cœur un peu fou qui, dans une démarche jusqu’au boutiste, va chercher à être logique avec lui-même. Est-elle vraiment exempte de ses relents morbides ? Est-ce si sûr quand le droit de tuer est inscrit dans la Constitution ? La décision est un pas (de géant du grotesque) de plus dans la démarche visant directement ou indirectement le démantèlement du Décalogue comme base de l’organisation humaine. Le faire pour des raisons purement démagogiques c’est chercher à gouverner soi-même (et peu importe le nombre que cela représente) l’ensemble de l’humanité. Une précipitation, comme souvent, opportuniste, sans traiter le thème de l’avortement en l’occurrence, dans son ensemble et dans une perspective à long terme pour les personnes concernées et les peuples. 

 

Hélas, l’inversion des valeurs est totale et les souffrances ainsi provoquées sont masquées par les avancées sur le plan de la protection d’intérêt et de bonheur individuel. A court terme ! Le bénéfice d’une décision n’est jamais séparé des dangers de tomber dans les pièges que l’on n’a pas vus, ou que l’on ne voulait pas voir, ou que l’on considérait comme inexistants ou comme une expression de préjugés ringards. 

 

Courir pour être présent au chevet d’un malade c’est désirer soigner son mal, soigner ses blessures. Jusqu’aux plus profondes. Et peu importe si ces souffrances sont reconnues ou niées par les personnes concernées ou la société. La civilisation de la vie intègre les blessures d’où qu’elles viennent. C’est la question de survie de tous les blessés qui ont droit à une considération. Soigner les plaies du corps, du cœur et de l’esprit est une obligation pour une civilisation digne de ce nom. Mais la lâcheté a plusieurs noms : celui d’un oubli, celui d’une superbe qui humilie, celui d’un intérêt supérieur, celui d’un calcul de profits etc.

 

Prendre soin de soi-même, c’est aussi prendre soin des autres. Dans la culture occidentale chrétienne et maintenant post chrétienne on dénombre cinq grandes blessures de l’âme : le rejet, l’abandon, l’humiliation, la trahison et l’injustice. Qui, au moins une fois dans la vie, n’a pas une triste expérience qui a provoqué une blessure. Mais pour la plupart nous en avons plusieurs et souvent à répétition. Certains les cumulent toutes, en laissant des plaies ouvertes, purulentes qui sont réactivées à tout moment de leur vie. 

 

Comme cet homme que l’on peut voir dans la rue avec sa blessure ouverte sur la jambe qu’il réactive le matin pour attirer l’attention, générer la pitié à transformer en pitance. Il représente à lui seul toutes les blessures de l’âme que personne ne parvient à apaiser. Pour lui et pour tous les autres, c’est l’environnement qui provoque de telles expériences. Et pourtant au milieu de tant de misères, nombreux sont ceux qui non seulement ne provoquent pas de telles blessures de l’âme, mais apportent des soins. Par une simple présence, une écoute, une parole réconfortante, une aide…

 

Prendre soin des autres c’est aussi prendre soin de soi-même. Tout est connecté, y compris ce que nous ne voyons pas. Dieu seul sait ce que cela représente en termes de difficulté et ou d’opportunité pour améliorer la vie jusqu’à espérer le salut éternel. Mais puisque si peu nombreux sont ceux qui y croient, la seule solidarité possible est celle qui nous concerne entre nous, là où nous la voyons à cause de l’intérêt qu’elle représente pour nous. Prendre soin des autres c’est prendre soin de soi-même, cela peut alors devenir un prétexte gênant. J’ai besoin de vous pour m’aider moi-même n’a rien de négatif en soi, vous me faites grandir. Mais cette approche intéressée a des limites si elle devient moteur principal de l’action. 

 

Mais peut-être cache-t-elle comme chez beaucoup, et ainsi dévoile des blessures invisibles. Blessures invisibles de la mémoire portée en soi, douloureuses, vives, fantomatiques qui ne passent toujours pas. Un passager clandestin qui ne quitte pas le navire et réclame ses droits. Des gangrènes mémorielles s’installent, la mémoire perd de sa fluidité pour se nourrir du nouveau. Une mémoire au point mort, qui se fige, qui bloque tant qu’elle n’est pas visitée par de parole. 

 

Ce n’est pas une pause publicitaire pour vanter les produits de soins que propose la psychanalyse ou l’accompagnement spirituel. Force est de constater que le recours à ces deux moyens de guérison est le passage obligé pour qui veut guérir des blessures de l’âme, blessures identifiées, si souvent renforcées par des blessures invisibles que l’âme garde en mémoire comme un corps mort qui l’encombre et s’alourdit. Comment alors accéder à la joie d’oublier ? En trouvant des ressources en soi-même. Aide-toi toi-même et le ciel t’aidera. 

 

Cette ressource gît dans le tréfond moral, à la jonction de l’amour morbide de son malheur et du désir de faire prévaloir des forces de vie.   

 

Pour retrouver ses capacités, il faut passer par le travail du deuil. Le deuil fait passer la douleur qui apparaît au moment du duel. Le deuil est un combat pour en finir avec le mal qui continue d’alimenter la blessure. 

 

Depuis la nuit des temps, l’humanité dont les forces vitales sont source de bonheur, mais aussi de malheur, a toujours été mal en point, car tiraillée entre l’égoïsme et la générosité. L’égoïsme pousse à la violence. La générosité porte secours. 

 

Avec les conséquences que l’on connaît pour l’un et pour l’autre. Repli sur soi y compris guerrier et ouverture bienveillante peuvent concerner la même personne. Sans doute nous avons tous quelque chose de l’un et de l’autre. 

 

L’entourage peut favoriser l’un plutôt que l’autre, nous en sommes tributaires. Quelqu’un qui n’a jamais vu un adulte compatissant aura plus de mal à adopter une attitude d’ouverture et d’attention à l’autre. Mais finalement, c’est notre liberté (plus ou moins indépendante du contexte) qui a le dernier mot et décide des choix que l’on fait. 

 

La religion quel qu’elle soit a toujours accordé une place à l’amélioration de l’état de l’humanité. Mais, elle ne l’a pas toujours fait de façon convaincante. Trop souvent, la religion est partie prenante plutôt d’un enfermement que d’une ouverture. 

 

C’est surtout le cas, lorsque l’on confond la profondeur de la foi (chrétienne) avec la dureté de conviction. Plus de compréhension contre plus de solution radicale. Si elle se laisse enfermer dans la dureté de conviction, la religion est alors un complice, plus ou moins consentant, des attitudes conduisant au renfermement sur soi. Tôt ou tard, cela conduit à la confrontation, au moins verbale, sinon physique. Toutes les guerres en sont des exemples malheureux.

 

Comment s’en sortir. Ce podcast est une contribution bien modeste au défi de guérir l’humanité des blessures, mieux, prévenir des dangers. Méditer et mettre en pratique. 

 

Une des nombreuses congrégations religieuses missionnaires que sont les MEP (Missions Étrangères de Paris) publie un bulletin mensuel que je reçois régulièrement, et rend compte des activités missionnaires en Asie et Océanie. 

 

Dans le numéro 600 (bon anniversaire !) je viens de trouver un article qui m’a inspiré ce podcast. 

 

« Ensemble pour guérir une humanité blessée », c’est le titre d’un colloque qui s’est tenu à Bangkok en novembre 2023, rassemblant des bouddhistes et des chrétiens pour échanger sur les expériences, confronter les points de vue et envisager l’avenir. C’est déjà la septième fois que le Dicastère du Vatican pour le dialogue interreligieux organise de telles rencontres, en collaboration avec diverses universités et institutions bouddhistes, cette fois-ci thaïlandaise et la conférence épiscopale thaïlandaise. 

 

Bouddhistes et chrétiens proposent un médicament qui peut apaiser la douleur de blessures et éventuellement les guérir. 

 

Karuna et Agapè en dialogue. Karuna, le mot signifie compassion. Dans le bouddhisme, Karuna (terme du sanskrit et du pali), avec bienveillance, joie altruiste et équanimité (détachement) fait partie des quatre demeures divines de l’Esprit. Ces quatre états peuvent permettre « aux personnes ordinaires de vivre ensemble dans la paix et la pleine coopération ». 

 

Agapè (terme grec qui signifie amour, charité), tout en contenant ces quatre « demeures », renvoie à l’amour éternel identifié en Dieu. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (livre de Deutéronome 5,6)

 

Aussi bien par Karuna que par Agapè, les soins ainsi apportés ne sont pas des traitements invasifs, violents, mais des méthodes douces qui favorisent la guérison. Dans les deux cas, la compassion est un baume pour apaiser et guérir. Le bénéfice de la guérison n’est pas seulement celui qui consisterait à revenir à la situation d’avant. Une sorte de statu quo d’un paradis perdu que même les chrétiens ont du mal à se figurer, alors que ce n’est pas la préoccupation des bouddhistes.

 

Cette amélioration tant attendue porte non seulement sur l’humanité blessée, mais également sur les souffrances de la terre. Une compassion qui « pousse le cœur des gens à soulager les peines des êtres en détresse » « Tous les deux souffrent, blessées par la destruction, le climat, la pauvreté et la guerre ». 

 

Pour les bouddhistes, le secours vise l’allègement des souffrances de la terre (tout comme pour l’humanité en souffrance). Pour les chrétiens le secours a son origine en Dieu, qui attire son attention sur les violations de sa loi qui provoquent toutes ses souffrances. 

 

Les participants au colloque insistent sur la nécessité de dialogue entre ces deux religions. Si dialogue il y a, c’est pour un enrichissement mutuel. Pas tant par la mutualisation des moyens dans les actions entreprises ensemble. Mais par l’influence mutuelle exercée sur la vision de la place de la religion respective engagée dans la lutte contre les maux de l’humanité et ceux de la Terre. 

 

En tant que chrétien, je vois sans mal le bénéfice que la vision bouddhiste peut apporter au christianisme. Le bouddhisme est dans une proximité plus grande entre l’humanité et la nature. L’attention sur la bonne coexistence entre l’homme et l’environnement naturel, jusqu’à l’époque récente était négligée. Prévalait l’exploitation sur la contemplation. 

 

A cet égard, le christianisme est en quelque sorte victime d’une survalorisation de la place de l’humain dans l’ensemble de la création. Et ce pour des raisons qui lui sont propres. Il suffit de mentionner deux qui me paraissent les plus importantes. Dans la vision biblique, l’homme est placé au centre du paradis et donc de la création. Même déchu, il conserve son statut de couronne de la création, certes avec la responsabilité à l’égard de toute la création, dont la gestion devient plus complexe car plus ambiguë est son attitude conditionnée par ses intérêts propres qui le déporte de sa mission. 

 

Deuxième élément qui contribue à la survalorisation de l’homme dans sa relation avec la Terre est la conscience d’avoir une âme éternelle, ce qui fait négliger la mission pourtant confiée par Dieu, celle de s’occuper des affaires de la terre en bonne intelligence. C’est justement ce qui manque, car d’un protecteur, d’un allié, il en fait le lieu d’exploitation souvent mue par l’appât du gain. 

 

Tout ceci conduit l’homme à s’éloigner de la nature, la relation est biaisée. Et c’est au détriment d’une harmonieuse coexistence, voire une coopération où les besoins de part et d’autre sont suffisamment pris en compte pour pouvoir « alléger les souffrances de la terre » et « soulager les peines des êtres en détresse, sans discrimination ». 

 

Les deux religions ont ce souci de l’universalité de la démarche, sans discrimination. Et ce peut être déjà cela que les bouddhistes et les chrétiens peuvent communiquer pour savoir comment ils sont universels, au sens que leurs actions ne sont jamais mues par des intérêts partisans. Ainsi ensemble, en s’encourageant mutuellement, ils peuvent être des « catalyseurs de changement ». Ce qui démontre que « l’amour et la compréhension mutuelle transcendent les frontières religieuses et culturelles ». 

 

Dans la déclaration finale, les participants ont exprimé leur conviction commune : « en ces temps troublés, nous refusons de céder au désespoir ». Ils envisagent de poursuivre ou entreprendre sept « actions concrètes » : prière continue, éducation, dialogue, coopération, reconnaissance de la souffrance, empathie et innovation ».

 

Le dernier jour, les participants ont symboliquement planté deux arbres, un ratchaphruek (arbre de douche dorée, dont la fleur est l’emblème national) et un payung, une plante dont le nom signifie « soutenir » en thaï. Sans vouloir y chercher une symbolique chrétienne, les deux arbres font penser à deux arbres du paradis. 

 

L’avenir est ouvert, les temps troublés le sont toujours quelque part sur la planète terre. Parfois cela nous concerne directement, parfois les troubles prennent des dimensions telles que personne ne peut les ignorer. 

 

Le colloque relaté est une goutte d’eau dans l’océan des actions menées quelque part pour apaiser les souffrances de la nature et de l’humanité blessée. Mais une goutte suffit pour faire déborder le vase de la générosité pour soigner et pour guérir.