L’objectif de ce podcast est de participer à une réflexion commune sur les conditions des rencontres. Pas d’exposé sur les tenants et aboutissants de la problématique, dont l’étendue en apparence ressemble davantage à la steppe traversée des vents et des nomades, plutôt qu’au potager cultivé avec soins et minutie des jardiniers des savoirs.

 

Cette étendue est aussi large que les rencontres de toute nature entre des personnes et des peuples (commerce, guerre, mariage etc). Elle fut tant de fois traversée par les porteurs de différentes cultures poussés par le vent de leur histoire à la recherche de nourriture et de sécurité, sur les routes commerciales et guerrières. La retraverser accentue l’impression du déjà vu qui ressemble au piétinement désorienté sans pouvoir s’en sortir.

 

Longue est l’histoire humaine, celle de rencontres, de croisements, de mélanges, de métissages etc. Tous ces éléments constituent le fond de toute vie culturelle qui ainsi la nourrissent, amendent, façonnent, conditionnent.

 

Le concept d’inculturation, d’inspiration chrétienne, apparaît à la faveur de la décolonisation au XX siècle et nourrit les débats entre les scientifiques de la chose humaine. 

Les observateurs, analystes avisés de cette tranche d’histoire humaine ne démarrent de rien. Les échos des liens noués par les jésuites en Chine nous poussent à ausculter les racines chrétiennes plus lointaines, celles de l’époque des Mateo Ricci etc. C’est sur fond de l’expansion chrétienne dans son activité missionnaire finalement inaboutie que la question d’inculturation est posée. C’est alors que l’on finit par se résigner à l’idée que faire de tous les humains des chrétiens ne sera jamais possible, c’est cet apparent échec qui a fourni matière à une telle théorisation.

 

Les premiers chrétiens n’avaient que faire de toute sorte de coexistence pacifique avec les cultures ambiantes qu’ils rencontraient. Leur survie sans doute était la motivation principale d’une telle intransigeance. La notion d’idole qualifiée comme telle par leurs aînées dans la foi pour décrire les autres divinités et leurs avatars était d’un grand secours pour établir une ligne bien nette entre Dieu révélé et les autres. Même si dans certains cas on peut discuter de l’endroit où passe la ligne ainsi établie, c’est à cause de l’introduction d’un troisième élément, celui de la culture justement.

 

Selon l’historiographie occidentale des religions, les sociétés humaines, pour décrire un peu à la va vite, la présence religieuse, sont marquées par la dimension dite spirituelle, alors que ces termes n’existent même pas en dehors de l’Occident chrétien. Mais en suivant le raisonnement occidental, il est nécessaire de bien distinguer entre la culture et sa résonance de divinisation qui conduirait au constat d’une telle dimension religieuse, spirituelle. Le rapport entre religion et spiritualité est à peu près clair seulement dans la compréhension occidentale, il n’est pas vraiment opératoire dans les sphères culturelles en dehors de l’occident, actuellement ou autrefois.

 

Or, forts de la manière intransigeante de traiter une réalité assimilée à la présence des divinités païennes chez leurs aînés dans la foi, logiquement très méfiants à l’égard de toute influence étrangère, les premiers chrétiens n’avaient de cesse de sauvegarder le noyau de la foi en la résurrection, (comme leurs aînés dans la foi veillent à sauvegarder l’attachement à la Torah reçue de l’Éternel par l’intermédiaire de Moïse). Aussi bien la foi en la résurrection que la Torah, aux yeux des autres, ceux de l’extérieur, s’apparentent à des ovnis, certes respectables, mais dont la présence est qualifiée d’imaginaire. Que l’on me pardonne cet anachronisme linguistique qui du point de vue sémantique n’en est pas un, tellement de tous temps, toute l’étrangeté est assimilée à une telle origine, désignée dans un ailleurs indéfini, étrangeté qui est de plus, intransigeante, tout au moins intrigante, voire menaçante.

 

D’abord cherchant de la protection, puis peu à peu s’affichant dans le monde extérieur (pas seulement dans les arènes et autres champs d’exécutions organisées par la civilisation romaine), la culture chrétienne née autour de la table rassemblant les croyants pour un repas en mémoire des évènements fondateurs, finit par s’imposer comme dominante jusqu’à faire suffoquer tous ceux qui essayaient de respirer un autre air, en les en privant avec une certaine efficacité.

 

Forte de sa réussite sur les ruines de l’ancien monde laissé par l’Empire romain, historiquement toute relative, sans aucun doute idéalisée par les promoteurs de la cause en glorification terrestre pour le compte des affaires célestes, tout en étant obligé de composer avec les autres; comme Rome antique l’a fait avant, Rome chrétienne a continué à le faire, finissant par se faire persuader que la seule culture digne de ce nom est la culture chrétienne avec ses valeurs et ses rites pour irriguer la vie de tout chrétien, identifié comme tel, ou en devenir. 

 

L’inculturation vient comme réponse à la difficulté à réussir à imposer partout la religion chrétienne et donc son véhicule qu’est la culture dite chrétienne. 

C’est en même temps un aveu d’échec, bien que tout relatif aux yeux des chrétiens. Vite la culture chrétienne, engagée dans une cause missionnaire, bon an mal an, s’est mise à composer avec les cultures ambiantes, désormais considérées non plus comme l’ennemi à affronter de manière frontale, mais comme un allié potentiel. Allié, comment et à quel prix ?

 

C’est dans cette dynamique que s’inscrivent les efforts des premiers missionnaires européens venus jusqu’au Levant, efforts d’adaptation que l’on a plus tard conceptualisés en termes d’inculturation.

 

Qu’est-ce qui se passe donc lors d’une rencontre de la culture chrétienne avec la culture qui l’accueille et éventuellement la laisse exister.

 

Le film de Martin Scorsese sur les missionnaires jésuites au XVIIe au Japon, Silence (d’après l’œuvre originale de Shūsaku Endō) démontre de façon suggestive et même violente la saturation de l’espace culturel, dont la densité est telle qu’il n’y a plus de place pour d’autres éléments qui viennent perturber l’espace existant. « Nous avons tout ce qu’il nous faut », s’entendent dire les missionnaires lors d’interrogatoires sous forme de conversations, au début pas encore menaçants, mais pas vraiment amicaux menés par les dignitaires de l’Empire, qui finalement contraints par l’obstination de certains missionnaires refusant de piétiner l’image du Christ sont obligés d’aller jusqu’au bout de la logique. Les scènes de supplices sont tournées avec un tel réalisme chargé de violence que le film n’est pas à mettre devant tous les yeux, mais son art suggestif a valu au réalisateur l’oscar pour la meilleure photographie, distinction que Scorsese, on peut supposer, se serait bien volontiers passé.

 

Ce qui est vrai au sujet de la loi de l’expansion du gaz, est aussi vrai au sujet de la loi de l’occupation de l’espace symbolique ; il y a toujours de la place pour des nouveaux venus et leurs “pets d’ange”. La saturation est un concept tout relatif, la prodigieuse capacité de la société chinoise à assimiler les acquis civilisationnels occidentaux en est un exemple parmi les plus éclatants. Mais chaque promoteur d’un tel transfert chez lui choisit les éléments qui l’intéresse pour les accueillir chez lui ou pas.

 

Selon la visée chrétienne, la culture chrétienne vient rencontrer l’autre culture afin de l’enrichir par une sorte de fécondation au moyen d’une semence considérée par elle comme noble, déposée sur le terroir, censé devoir être anobli.

 

Comme les Japonais, beaucoup d’autres ne sont pas forcément d’accord, déjà par le fait que ce sont eux qui régulent la composition d’espace symbolique et le degré de saturation en ceci plutôt qu’en cela.

 

Le concept d’inculturation est donc une réponse pacifique à une situation qui en elle-même l’est bien moins, en attendant une confrontation inévitable avec ceux d’en face, tant il est difficile de dissimuler la faiblesse du caractère paisible des uns et des autres, tellement les aspérités de part et d’autre heurtent réciproquement jusqu’à faire saigner.

 

Une des illusions de la culture chrétienne est de se présenter avec son habit universel intemporel et donc assujettie à aucune culture particulière, qui finalement s’avère incapable de pouvoir prétendre à une transition des valeurs, dont elle est la seule génératrice et porteuse.

 

Qu’aucune religion n’existe sans le soutien majeur de la culture, c’est une évidence, mais il est déjà indispensable de savoir distinguer entre le sujet concerné et le support, entre la foi (chrétienne) et la culture.

 

Il n’y a pas d’inculturation sans retenue, comme il n’y a pas de fécondation sans chasteté, et comme la fécondation, l’inculturation est possible grâce à beaucoup d’attention, de tendresse et de persévérance de la part des porteurs d’un tel projet. Tout faux pas dans la rencontre n’est alors qu’un encouragement à persévérer avant tout dans la chasteté d’une relation qui par amour se retient de s’imposer. L’inquisiteur japonais porte en lui toutes les caractéristiques d’une telle retenue, bien attentif aux moindres signes d’acceptation du point de vue qu’il représente. Or, l’attente confiante, pour le chrétien, si elle n’est pas assez soutenue par l’espérance, engendre souvent de la méfiance. Véritable chemin de croix des deux côtés, mais avec l’issue nettement moins enviable pour les uns que pour les autres.

 

Ceux qui pratiquent les deux, fécondation et chasteté, savent le prix à payer, sans prière et ouverture bienveillante à l’autre, rien ne peut être constructif, avec le risque que l’on connaît.

 

Alors, allons dans le vif du sujet. Dans la rencontre des cultures on entend tout le temps ceci : pour venir avec la vôtre, vous aurez à respecter la nôtre, c’est un axiome de base qui parcourt tel une nervure rendant les récepteurs sensibles, tout le corps social, celui d’une culture donnée, sensible et exposée à la surchauffe.

 

Comment la foi chrétienne intervient dans une rencontre entre deux personnes porteuses de cultures différentes, c’est l’objectif de cette deuxième partie de ce podcast.

 

Je n’entre pas dans le débat et les considérations sur la multiplicité des composantes culturelles dans un ensemble plus vaste, les Polonais de la Silésie sont culturellement bien différents de ceux de la Mazovie, qu’elle est la part de culture commune entre mes frères et moi-même ? Sans doute, vue de l’extérieur, la différence est moindre que celle vue par les intéressés eux-mêmes, les bretons et les alsaciens le savent très bien aussi.

 

Je me limite seulement à la situation interpersonnelle, sans pour autant oublier ce multiculturalisme de chaque personne, si je le signale c’est parce que c’est si difficile de faire admettre cela à l’entourage qui a besoin de tout simplifier, chaque chose à sa place, étiquetée et conservée en l’état.

 

Comment la foi chrétienne est donc un moteur de rencontre chaste et féconde déjà entre deux chrétiens marqués par des cultures différentes ?

 

La première difficulté qui apparaît est celle engendrée par la priorité donnée au réflexe humain personnel (impulsif ou effacé) ; or le réflexe né de la foi attend son heure, patiemment et parfois à en désespérer.

 

Combien de fois me disais-je, j’aurais dû me taire ou au contraire j’aurais dû réagir, l’éclairage de la foi vient éventuellement plus tard, et en vivant de l’espoir, « tu comprendras plus tard », plus tard, plus tard, presque jamais…

 

L’inculturation se heurte alors à cet obstacle que constitue la culture de celui qui s’expose à la culture de l’autre avec une telle difficulté. La qualité de l’écoute acquise déjà dans sa propre culture (et celle de l’écoute de soi-même) peut aider grandement à l’écoute intense parce que le désir d’accueillir l’autre anime la rencontre.

 

Pour éviter toute confrontation désagréable, mieux vaut être un oiseau qui épouse la portance du vent que le saumon qui nage à contre-courant, toutes les comparaisons tirées de l’observation de la nature sont suggestives, instructives, mais toujours limitées.

 

Si la psychologie a sa part fondamentale, indispensable dans toute relation interhumaine, dans quelle mesure lui accorder une place (prépondérante) lors d’une relation déjà inter chrétienne, avant d’aller envisager la relation entre chrétien et non chrétien ? Regardons de plus près la situation intra-chrétienne.

 

L’intérêt de cette question réside dans le fait de devoir savoir sur quel terrain nous construisons nos relations ? Car si la dimension psychologique joue un rôle indéniable parfois dans le choix de collaborateurs pour un travail en commun, est-il impossible d’accueillir et d’accepter de collaborer avec ceux qui ne pensent pas comme moi ? (D’ailleurs qui pense comme “moi”). Ceux qui n’ont pas la même culture relationnelle, ce qui se vérifie au travail par exemple. 

 

Sans jamais réussir totalement, les tentatives prouvent que ce n’est pas à exclure. Ce n’est pas parce que quelqu’un est intransigeant alors que moi-même, qui peux aussi l’être dans certaines situations, généralement ne le suis pas, que l’on ne peut pas envisager une collaboration.

 

A condition de s’entendre sur l’essentiel, la foi commune est la base de la rencontre et le moteur de l’action, toujours en son nom. De nombreux exemples jalonnent la vie de nos communautés chrétiennes qui prouvent que cela est tout de même possible. 

 

Et rien que commencer la rencontre par un signe de croix chacun sur son corps pose et rapproche. Il n’y a pas de potion magique, il y a une bonne volonté des deux côtés.

 

Le vrai problème n’est pas dans la divergence de points de vue due à la différence de caractères et d’expériences, mais celui du pouvoir, lorsque le pouvoir entre en jeu, pouvoir de celui qui l’a et de celui qui veut le conquérir, tout en essayant d’échapper à celui que l’autre lui impose. Les deux ont à se poser la question de savoir dans quelle finalité je dispose de mon pouvoir réel ou désiré.

 

Qu’est-ce que l’on y active : la foi ou l’expression de la foi contenue dans l’habillage culturel ? Évidemment, la seconde, c’est seulement plus tard que vient la motivation croyante, qui doit se frayer le chemin de la conscience jusqu’à l’action. Mais alors il faut voir plus dans les détails pour savoir comment on attache de l’importance à la foi, pour voir quelle est la part de l’habillage culturel indépendamment ou en dépit de l’influence chrétienne.

 

Tout l’enjeu d’accompagnement spirituel et même d’auto-accompagnement réside dans le fait que cela permet, avec une minutie presque chirurgicale, de faire ce travail de précision dans la distinction entre l’habillage et la foi en elle-même si la foi est davantage un substrat intellectuel qui accomplit une telle opération qu’une « réalité » en soi.

 

Le diable est dans les détails, il est aussi dans cette compréhension de la substance de la foi et son expression culturelle.

 

C’est à ce titre que les grands mystiques parfois frôlant les scrupules, dont ils arrivaient à se défaire à l’occasion d’une confession, et seulement pour un temps, ne lésinent pas sur les moyens pour accomplir ce titanesque travail d’approche pas à pas, travail qui consiste à bien mesurer la différence entre l’élan spirituel et les contingences humaines et culturelles.

 

Tous les professionnels, et ceux qui travaillent à l’international à plus forte raison le savent bien, que l’inculturation est indispensable, rien que quelques mots dans la langue de l’hôte provoquent une ouverture émotionnelle et crée des ponts pour l’échange. Les chauffeurs de taxi sont ravis de faire apprendre un ou deux mots dans leur langue maternelle. Et quelle joie de voir se manifester sur le visage reconnaissant exprimant un sentiment (enfin !) être compris, ce que j’ai constaté en racontant il y a quelques jours à mes confrères indiens mon itinéraire d’inculturation long de plusieurs années.  

 

Lors de ma visite de mes confrères indiens à Taïwan il y a sept ans environ, mon confrère indien m’a demandé la permission de manger avec les mains, à la manière indienne. Très touché par la délicatesse, je lui ai dit que bien évidemment, mais tout au long du repas, je suis resté sur ma défensive, tellement c’était inhabituel pour moi. Or en avril dernier je me suis rendu dans un restaurant indien à Kuala Lumpur et pas de couverts, juste les mains pour préparer le riz à mélanger avec de la sauce et morceaux de viande hachée, tout malaxer, en faire une boulette et hop, acheminer la nourriture jusqu’à la bouche. Eh oui, tout arrive, en me souvenant de l’expérience taiwanaise, je me suis exécuté sans broncher, sans dégoût aussi, tout étonné de ma prouesse.

 

Cette règle d’inculturation ne dispense pas les chrétiens lors de leurs pérégrinations missionnaires, mais ce n’est qu’une première approche avant d’avancer pour se comprendre. Et éventuellement collaborer.

 

Et on avance toujours de façon déséquilibrée, déjà tout seul avec ses deux pieds en mouvement on est en position instable, et cela provoque la situation similaire (on le suppose) chez l’autre.

 

Que l’on soit obligé dans la situation d’inculturation des deux côtés d’essayer de deviner les règles de jeu, c’est sûrement naturel dans tout business, cela semble pouvoir l’être un peu moins dans les relations intra religieuses.

 

Or, sauf quelques exceptions, il n’en est rien, et cela choque à l’intérieur et provoque une indignation digne d’une jeune fille innocente offusquée, mais c’est seulement pour défendre son innocence, celle d’un observateur horrifié, lui qui valide le ticket de sortie définitive de “cette religion-là”.

 

Évidemment on peut en rester là, que le réflexe reptilien emporte presque toujours sur le réflexe chrétien et que rares sont les situations inverses, ne console personne et la meilleure réponse est en effet parfois l’éloignement. 

 

Mais au prix d’une déception qu’aucune bonne âme rencontrée ne parvient à consoler et encore moins à faire bouger au-delà des lignes de défense.  

 

L’Inculturation à la chrétienne n’échappe pas aux difficultés, mais pour être malgré tout un peu efficace, elle doit épouser la posture pleine d’amour digne d’un saint où d’une sainte comme…  

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  • Le terme « inculturation » s’est imposé dans le langage théologique et les textes officiels de l’Église catholique dans le dernier quart du XXe siècle. Son usage va avec une nouvelle compréhension de la mission et du rapport du christianisme aux cultures. (Citation extraite d’un article du journal La croix)
  • « L’inculturation » est un terme en missiologie (science de la mission chrétienne) pour parler de la façon dont l’évangile s’insère dans une culture hôte. (extrait tiré du site Science et foi )