Voici pour le début de cette année (après l’année civile, l’année lunaire Chinese New Year et la Fête du Têt vietnamien…), une méditation sur le dialogue et l’Intelligence Artificielle.

 

« Une intelligence artificielle ou IA, est un programme qui cherche à imiter l’intelligence humaine par le biais d’algorithmes de calcul. Sa création permet aux ordinateurs de réaliser des opérations et de penser comme un être humain. Depuis 2010, le développement de l’intelligence artificielle a été accéléré par le big data » (trouvé sur Internet). 

 

Penser comme un être humain et bientôt sentir, jusqu’à dialoguer avec les humains, et si le dialogue échoue !?

 

L’utilité du dialogue entre les humains a toujours été prouvée, surtout par la négative, lorsque le passage en force remplace les échanges de points de vue et de convictions à l’amiable. Notre civilisation occidentale est essentiellement marquée par l’essai de dialogue entre la philosophie grecque, le droit romain et la religion chrétienne. L’amalgame des trois en constitue le matériau de base, dont la solidité dépend de la bonne entente entre eux. La rencontre de la religion chrétienne avec d’autres cultures n’a pas toujours été marquée par le dialogue, celle de la société guidée par l’appât du gain encore moins, le droit étant cantonné dans une fonction auxiliaire, comme souvent, au service des commanditaires et rarement au service des sujets, surtout les derniers sur l’échelle sociale.

 

La civilisation occidentale en est issue et se transforme sans cesse, produit des effets positifs de ce mélange par les acquis technologiques accompagnés d’une réflexion pacifique sur la place de l’humain avec un cadre juridique adéquat dans le monde moderne. Hélas, il est de plus en plus rare que l’on prenne en compte ces trois composantes ensemble, et aucune des trois n’a su préserver en continu le dialogue trilatéral. Pour certains, dans son cycle actuel, la civilisation occidentale semble dans sa phase de déclin. Mais sans doute pas sa poussée vers de plus en plus de maîtrise de la matière (grise y compris) dans la compétition pour la première place. Trop de concurrence, à tout niveau. Le dialogue n’a toujours pas gagné la confiance des belli-gérants, davantage préoccupés par le passage en force plutôt que tout doucement.

Softpower et hardpower se succèdent mais rarement font le bon ménage.

 

Dans l’Église catholique, ce n’est que depuis le Concile Vatican II qu’est mise clairement sur table la question du dialogue comme conséquence d’une ouverture désirée à l’égard des autres chrétiens (œcuménisme=gestion commune de la maison commune) et au monde extérieur par rapport à l’institution Église. Ce double désir d’ouverture était motivé par les expériences missionnaires qui ont trouvé un bon accueil chez les responsables de l’institution, eux-mêmes pressés de toutes parts, finalement de plus en plus convaincus de sa nécessité. 

 

La nouvelle année est souvent marquée par de nouveaux projets et donc de nouvelles décisions de faire quelque chose ou de ne pas le faire, de changer en somme. Parmi les préoccupations majeures de la société qui résument celle des individus se trouve la prospérité, matérielle avant tout, appuyée sur la bonne santé dans un contexte de vie paisible, tant qu’à faire. Les souhaits que nous échangeons vont surtout dans cette direction et expriment de telles préoccupations. 

 

Le premier de l’An est célébré sous le signe de la paix, tout au moins dans l’Église catholique, et cela depuis 57 ans. Cette année le pape François la relie à l’intelligence artificielle.

Paix et intelligence artificielle.

Une nouvelle ère est en train d’émerger et de se mettre devant nos yeux avec une évidence d’implication qui ne peut laisser personne indifférent. Les défis inédits réveillent les consciences humaines et chrétiennes de surcroît. Jusqu’à devoir dialoguer avec l’Intelligence Artificielle ?

 

Dialoguer suppose un échange libre entre des identités dotées d’une telle liberté et différentes dont chacune est déjà multiple en elle-même. Comment envisager un dialogue entre un humain et une machine, n’est-ce pas un abus de langage, une exagération mal placée ? Si pourtant il y a à prendre au sérieux cette approche, c’est parce que l’Intelligence Artificielle se met de plus en plus en posture de partenaire. On n’est plus seulement dans la situation de l’assistance technique de Siri qui vous donne des informations que vous cherchez, et si vous n’êtes pas satisfait, il vous fait une remarque du style : ce n’est pas gentil ce que vous venez de dire ! 

 

Les cellules du cerveau humain viennent d’être intégrées dans la Machine, la nouvelle ère, celle de l’hybride entre l’humain et sa machine commence. Et cet hybride va peut-être réclamer de l’autonomie, surtout au fur et à mesure qu’il prendra de l’assurance qui lui viendra de sa supériorité qu’il pourra facilement constater en matière d’absorption et surtout de transformation des données. C’est à la limite entre la science-fiction et la réalité. Mais l’intégration neuronale va-t-elle vraiment changer la donne, puisque la capacité neuronale d’un être humain qui lui procure la conscience est dépendante du corps (et de l’âme) entier ? Corps doué d’intelligence, mais complexe et jamais certain dans ses expressions ou conclusions.

 

Le message du pape se situe dans la réalité du vécu actuel. C’est un pasteur qui parle. Dans l’usage de l’IA en faveur de la paix, un seul chapitre du message est consacré à l’usage belliqueux de l’IA. L’ensemble est relié au thème de la paix par le biais de l’impact de l’IA sur la vie quotidienne, y compris dans la préservation de la paix quotidienne qu’une intrusion de l’IA peut perturber. L’image biblique de la transformation des épées en socs (Isaïe 2,4, Michée 4,3), rappelée par le pape, ne perd rien de son actualité. Les drones et autres armes létales sont des produits de l’IA, comme autrefois les arbalètes, canons ou fusils, et ne diffèrent pas de l’invention de la bombe atomique. La force de la destruction peut varier mais pas l’intention.

 

La préoccupation du pape est de faire le jour de la prière pour la Paix en lien avec l’IA, et concerne surtout la vie quotidienne. Pour l’écrasante majorité d’entre nous, nous ne pouvons que peu contre la guerre décidée par les (tout) puissants de ce monde. Si on cherche la paix entre nous, car dans nous-mêmes, c’est déjà beaucoup. Ainsi dans notre vie quotidienne, nous pouvons faire un usage pacifique des moyens que l’IA offre. Cibler nos potentialités, nos préférences, autonomiser notre existence, pas de mal à tout cela, même Dieu à qui on peut faire dire qu’il a vu que cela était bon, ne va pas le contredire. 

 

Le dialogue se fait au moyen des mots et des gestes échangés. Question de langage, il est bon de dialoguer entre les cultures et leurs langues. L’Intelligence Artificielle, pour être correctement comprise en français, devrait être précisée à l’aide de l’adjectif, analytique : Intelligence Analytique Artificielle, pour restreindre le champ sémantique du mot intelligence à ce qu’il veut dire selon les inventeurs du terme. 

 

Le problème vient de l’évolution du sens du mot en anglais, habituellement il a un double sens : exprime l’intelligence au sens du langage courant, mais aussi désigne l’information (renseignement). C’est dans le second sens qu’il est utilisé dans cette expression AI, le sens commun ayant totalement disparu de l’expression. Mais pas en français. D’où l’importance de la précision. D’où aussi la propension peut être exagérée de qualifier cette Intelligence d’intelligence analogue à celle de l’humain, avec l’avantage d’être plus précise et plus efficace.

 

Cette intelligence analytique ne fonctionne donc que sur la base des informations intégrées et retravaillées. Mais son impact sur la vie humaine est considérable.

 

Rien d’étonnant à ce que le pape attire l’attention sur la valeur morale de l’AI et la limitation de la liberté que celle-ci impose. La technologie de la persuasion, si l’on ne fait pas attention, peut conduire à la création de bulles cognitives, de façon similaire à ce qui existe dans les différentes cultures, pays et milieux, mais celles-ci étant provoquées par une manipulation de l’information de façon plus subtile, pour ne pas dire sournoise, car tout en donnant l’impression de n’être manipulé par personne. On est donc ailleurs que dans les grands rassemblements de foules haranguées par des führers et duces. C’est un pouvoir redoutable de manipulation qui, comme toute addiction, rend esclave des pouvoirs. 

 

Le pape s’insurge contre la volonté de vouloir tout quantifier : « notre monde est trop vaste, trop différencié et trop complexe pour être entièrement connu et classifié. » 

C’est ne pas compter sur les mégas ordinateurs qui, de génération en génération de leur évolution, vont finir par identifier, cartographier, mesurer, peser, apprécier à leur prétendument juste valeur dans le moindre détail. Qui alors se souciera de tous les entr’eux qui ne sont pas mesurables, l’effort intellectuel, physique, l’émotion artistique, amoureuse peut être mesuré dans les moindres détails impliquant l’énergie, la masse et le champ magnétique. Mais encore ! Qu’est-ce qui restera en plus, si cela n’est plus visible, un trou noir, une fosse aux déchets sans intérêt. A apprécier, espérons-le, plus tard.

 

Une telle déclaration du pape, à laquelle on ne peut pas ne pas souscrire, résonne comme un vieux et pieux vœu dans les oreilles des promoteurs de la toute-puissance de l’IA. Sans désarmer, le pape insiste, en rappelant que « la réalité est supérieure à l’idée », ce qui est à comprendre que toutes les modélisations fondées sur les big datas ne seront que modélisations qui rendent compte de la réalité seulement de façon parcellaire, incomplète et parfois hallucinante. Si la réalité est supérieure à l’idée, certains s’emploient pour transformer les idées en réalité. Beaucoup d’innovations viennent de là. Les projections modélisant la réalité n’ont rien de nocif, dans la mesure où elles contribuent au bien-être de tous. Mais puisque l’on ne peut pas le faire pour tout le monde à la fois et surtout dès le départ, patience, cela viendra plus tard. Et plus tard on verra aussi, si c’est vraiment nécessaire de l’étendre à tous. Là aussi il y a un rêve qui, accroché à la locomotive transportant l’humanité vers son avenir, se laisse dorloter par les promesses irréalisables.

 

Le pape en doux, mais très averti rêveur nous laisse à notre responsabilité, en attirant l’attention sur la nécessité d’entrer dans un dialogue fécond avec les promoteurs d’une telle modernité et les androïdes plus tard. Les acteurs actuels pensent savoir où ils veulent aller, sans trop savoir ce qu’ils manipulent, ni danger ni bénéfices ne sont bien calibrés, mais le big data ne peut pas tout, il ne peut pas se projeter dans l’avenir et si on le lui demande il s’exécute, mais uniquement à partir des données qu’il contient. Même si ses capacités sont déjà impressionnantes, car, avec ce dont il dispose, il arrive à créer de nouvelles entités conceptuelles et solutions pratiques.

Pour réussir déjà sur le plan d’informations contenues chez tous les humains et dans l’univers entier, il faudrait chercher dans les niches que sont les fonds des océans et l’univers, les vivants des plus ordinaires jusqu’aux plus extraordinaires, fouiller dans leurs besoins, désirs les plus fous, recycler tout ce que l’on trouve en vue d’une nouvelle énergie capable de propulser l’humain dans les dimensions nouvelles de son existence. L’illusion d’une maîtrise à 100% est toujours tentante et si l’on prouve que cela n’est pas possible, on va s’employer à s’en approcher au maximum, comme s’en approche de la première fraction de la première seconde du Big Bang, puis on va ignorer la réalité et la nécessité de la prendre en compte dans une telle complexité, jusqu’à faire oublier et obtenir une amnésie procrastinatrice. La réalité est plus grande que les idées, mais les idées ont un immense pouvoir sur la réalité, elles peuvent la changer, transformer, tordre, gauchir, altérer, périr, ou améliorer.

 

Mais qu’à cela ne tienne, que l’on y mette des paroles du pape et d’autres lanceurs d’alertes, que l’on se serve de tous les savoirs actuels avec leurs contradictions internes et externes, avec leurs imprécisions, (surtout) pour laisser moins sûre d’elle-même la machine. La topographie complète du corps physique (sans parler de celle de l’âme, eh oui, on y tient !) aiderait grandement à complexifier, à rendre imprécises les images et les interactions. Déjà au XIII siècle le grand docteur Angélique, Saint Thomas d’Aquin, affirme que « plus on descend vers le particulier, plus l’indétermination augmente ». Et pour cela les sciences ont besoin de modélisations simplifiant la réalité, et les religions, sans prétendre vouloir tout simplifier ont recours au mystère, comme un heureux fourre-tout dans lequel se trouve tout ce qui ne peut se définir avec des mots. Alors que la fonction du langage humain est une manière qui lui semble propre, de modéliser l’insaisissable dans l’humain et autour de lui. Tout comme les mots portent et supportent, rassurent et menacent, les sciences portent et supportent, rassurent et menacent.

 

Mettre dans les sciences et leur modélisation de l’art suggestif qui se souvient que l’humain vient d’une dimension mystérieuse, où les qualifications ne sont nullement opérantes et les statistiques muettes, sera d’un secours pour l’humain en le rendant plus humble et moins orgueilleuse sera aussi l’application de l’IA. Mais on ne peut pas reprocher aux inventeurs, chercheurs, promoteurs, « généreux donateurs », d’être enivrés et sortir du réel. Le pape invite à rester dans le réel pour un dialogue entre les humains, et tout ce qui en restera à la suite de toutes les transformations qui se dessinent.

Le dialogue en faveur de la vie en paix ? Non, mais dans la paix.

Prendre « le petit déjeuner en paix » (chanson de Stephan Eicher) aide sans doute à maintenir une vie paisible et même l’approfondir, mais ne suffit pas pour être dans la paix.

(Photo : © Maxuser – Shutterstock)