La violence contre l’indifférence.

L’hiver 1954 et la générosité des français qui ont entendu l’appel, l’hôtel de la rue de la Boétie comme lieu de “ralliement”. Résistance à la douleur, la sienne, toute relative, aucune à l’égard de celle des autres, surtout de ceux qui ont faim, froid etc. Dans la lutte contre la pauvreté, l’abbé Pierre ne connaîtra jamais de répit.

Il n’a pas changé le monde, mais le monde l’a changé, a fait de lui un combattant pour la dignité (nourrir, loger…) des plus démunis, un franc-tireur de l’indifférence, un sniper de l’opportunisme. Viser juste, il savait le faire seulement dans son viseur, il n’a jamais changé son fusil d’épaule, il n’a jamais dévié de la trajectoire de ses actions, la plus directe, la plus immédiate : venir en aide… et tout de suite.

 

Je ne sais pas si dans son dévouement, c’était l’amour du Christ qui le pressait à ce point-là (caritas Christi urget nos, selon les paroles de saint Paul). Amour sans doute, plutôt qu’un simple désir, un besoin viscéral mu par une gentillesse humaine renforcée par l’appel chrétien à être vertueux qui l’animait, au point de ne jamais être tranquille. Un éternel révolté qui pour arriver à ses fins n’hésitera pas à adopter le langage propre à la lutte de classes, vous les riches, eux les pauvres, pas de doute pour savoir de quel côté est l’évangile. 

 

Sur sa vie spirituelle, il était plutôt discret dans ses déclarations, ou alors peut-être que l’on ne retient que ce qui portait sur les actions qu’il menait, actions abondamment relayées par les médias. Toujours est-il qu’il mettait la priorité à l’action concrète, le reste peut-on dire le regardait.

 

Même si dans le film on ne le voit jamais prier seul, sauf dans les moments de graves décisions à prendre, on peut être assuré de sa vie de prière, sans quoi il n’aurait jamais pu tenir. Il se serait laissé perdre dans les méandres de l’activisme renforcées par les méandres du “védettarianisme”. 

 

Vers la fin de sa vie, il confie à un de ses compagnons qui se déclare athée, qu’il l’enviait parfois, tellement brûlante et contrariante devrait être l’exigence à laquelle il était soumis pour vivre en conformité entre les actes et les paroles, entre la vie et les exigences qui découlent de la foi. Cela peut aussi signifier le poids qu’il ressentait à cause de l’incapacité à expliquer l’inexplicable qu’est la souffrance, surtout celle causée par l’indifférence, le refus de partager ; comment aussi expliquer une place jugée faible tenue par l’Eglise catholique dans la lutte contre la pauvreté. 

 

Que personne ne soit à la hauteur des besoins vitaux des autres, c’est une évidence à laquelle tout le monde (les nécessiteux comme leurs possibles bienfaiteurs) finissent par s’habituer, tous persuadés que malgré quelques actions menées en faveur des pauvres, cela ne changera jamais le fond du problème. Le constat fait par Jésus lui-même, “des pauvres vous en aurez toujours autour de vous”, semble aller dans le même sens, surtout sorties de leur contexte les paroles de Jésus fournissent une piètre consolation. 

 

André Grouez de son nom, un jeune bourgeois bien comme il faut sous tous rapports, n’est pas destiné à vivre dans son milieu drapé de soie pour se porter bien dans la vie sociale tout comme au lit. La radicalité est sa seconde nature et il va le prouver en entrant chez les capucins, l’ordre d’inspiration franciscaine la plus stricte qu’il soit. Hélas, la santé ne suit pas, sa place n’est pas dans un couvent à la vie austère, mais dans le monde, ce qu’il va réaliser, mais bien à sa manière. 

 

Lui qui voulait se retirer du monde pour être à Dieu et par lui aux frères, cherchera sa place comme prêtre dans la vie diocésaine, mais pas d’une façon classique, aucune sinécure ne l’intéresse, mais une vie exposée à toute sorte de dangers, non pas qu’il les auraient cherchés, mais dans son engagement c’est une sorte de prime de risque qu’il va devoir assumer. 

 

C’est en solitaire qu’il va mener une œuvre qui sera totalement dépendante de sa pugnacité nourrie par une énergie débordante. C’est dans l’action qu’il trouve l’adrénaline pour continuer, plus, toujours plus. 

 

C’est dans une camaraderie bien humaine, partagée avec les gens si différents de lui que se trouve le secret d’une belle collaboration entre les personnes venues d’horizons sociaux divers et de convictions différentes, voire opposées. Ce que le jeune abbé avait déjà expérimenté dans les maquis, tout en courant des dangers que l’on peut imaginer. L’abbé Pierre est son pseudonyme qu’il va assumer tout le long de sa vie comme reliquat de souvenirs? Non, plutôt comme le rappel à l’ordre pour un dévouement total à la cause que sont les pauvres, comme naguère furent l’amour de la patrie en danger. Ce qu’il cherchait dans la vie religieuse, il l’a trouvé dans le monde, mais pas n’importe quel monde, il semblait ignorer l’existence d’Edith Piaf ou de Michael Jackson. Ce qu’il cherche dans les maquis, il le trouve sur le chemin d’Emmaüs. 

 

Le film retrace la vie d’un homme plein de combats, les circonstances exceptionnelles produisent des comportements exceptionnels. Chez certains, chez quelques-uns, si peu nombreux finalement, mais c’est suffisant, tout au moins aux yeux des caméras qui ont besoin de védétariser, comme dans le show business, pas plus qu’une vedette à la fois. Mais pour le devenir, il faut tout de même du talent, et il faut aussi un moment propice, une bonne occasion, quelqu’un à la hauteur des attentes qui ferait tourner la boutique médiatique. Ce n’est pas vraiment ainsi que les choses se sont passées pour L’Abbé Pierre.

 

Contrairement aux promoteurs de la réussite médiatique pour leur propre compte ou pour le compte de leur poulain, le jeune abbé qui ne fait rien à moitié, se fait connaître à l’occasion d’une irruption fracassante dans le monde médiatique, de manière plutôt inhabituelle pour l’époque. Même l’appel du 18 juin 44 lancé par le général de Gaulle a dû être bien (âprement) négocié. 

 

La générosité de la famille ne suffit pas, trouver de l’argent, où il y en a, prendre chez les riches pour donner aux pauvres, n’est pas aussi simple. L’abbé Pierre fait irruption dans le studio d’une radio de divertissement, et les auditeurs ne seront pas déçus, ils seront divertis jusqu’aux larmes, loin des rires et chansons. Le soulèvement populaire de la générosité est réussi, des cités d’Emmaüs vont sortir de terre à Charenton et ailleurs. Mais les chiffonniers d’Emmaüs n’avaient pas attendu l’hiver 54 pour s’organiser, ils sont partis à la conquête des richesses trouvées dans les poubelles et ils vont fouiller dans les décharges.

 

Réveiller les consciences n’est pas facile, puisque dans l’hémicycle parlementaire cela ne marchait pas, les oppositions, les moqueries allaient bon train jusqu’à décourager un jeune lion qui n’avait pas peur de carnage, il fallait trouver d’autres voies pour arriver à ses fins : parler de l’urgence de s’occuper des SDF en construisant des logements. Combattre la pauvreté n’est pas toujours très populaire, surtout lorsque c’est un curé qui donne l’impression d’être donneur de leçons, combattre la faim et le froid, offrir un logement à chacun, cela se négocie, l’argent et le prestige des décideurs sont en jeu. C’est justement ce que l’abbé dénonce avec vigueur.

 

L’hiver 54 est déjà derrière, et avec l’argent on construit, sans thésauriser, l’abbé ne veut pas une œuvre des riches qui avec l’argent font de l’argent, il veut tout dépenser pour les urgences immédiates. Cela ne plaît pas à tout le monde, le conseil d’administration de l’œuvre, composé de généreux donateurs que l’abbé ne se prive pas de remercier, n’est pas du même avis, il trouve même que c’est illogique, et que c’est du gâchis. Mais c’est méconnaître l’obstination de l’homme qui sait ce qu’il veut et comment y parvenir. 

 

Mais ce n’est pas méconnaître à son tour la force de la résistance, dont résultent 18 mois d’internement psychiatrique que la société civile bienveillante et bienfaisante va le gratifier pour le ramener à la raison. Rien n’y fait, il revient et constate les dégâts, surtout l’éloignement de la collaboratrice et cofondatrice avec l’Abbé qui a voué toutes ces années à la cause, nous sommes en 1958. L’abbé Pierre, fils spirituel de saint François d’Assise, ce lointain et proche guide dans la vie, partage le destin semblable. Clara et Mlle Lucie Coutaz ont des destins aussi similaires que leurs compagnons. Francois revenu de sa longue maladie (physique) constate que sa sœur spirituelle, Clara est éloignée, comment Pierre aurait pu échapper à un destin semblable?

Tout le film est fait dans le style de Germinal ou des Misérables, l’esprit révolutionnaire de l’Abbé est totalement voué à la mission que le service des pauvres impose.

 

Le combat d’un seul homme, pas tout à fait, il trouve des complices qui se rallient à sa cause, comme de Gaulle en temps de guerre, il lance un SOS, jette une bouteille à la mer et espère que les vagues d’émotions vont déclencher un ralliement à sa cause qui n’est pas la sienne, pas plus que celle du Général, mais dont il se fait le porte-parole. 

 

“Je rends aux pauvres ce qui est à eux” dit un jour un généreux donateur en remettant un chèque conséquent; cela surprend, on trouve exagérée une telle déclaration, être généreux aurait suffi, pourquoi devoir aller jusque là. L’homme qui l’a fait était de condition modeste, il était un parmi ceux de la rue et la rue lui a appris à rester sensible, à garder la mémoire d’indigence.

 

C’est sur la valeur de propriété privée et la façon d’en disposer que ce geste interroge. Et ce n’est pas nouveau, les chrétiens dès l’antiquité se sont posés cette même question et ils ont conclu qu’ils n’étaient que dépositaires et usuriers des biens que le Créateur leur avait confiés. La théorie de la destination universelle des biens est née de cette conviction et son actualité, même sous le masque de l’ignorance, n’a pas pris une ride.

 

Réveiller les consciences n’est jamais facile, pour réussir il faut trois types de facteurs favorables: conviction de celui qui le désire, prêt à y mettre non seulement sa voix, mais jusqu’à sa vie, la bonne volonté des âmes sensibles et surtout la bonne raison pour le faire. Hélas les bonnes causes causent tant de tracas que cela en dissuade plus d’un, mais pas l’Abbé Pierre.

 

C’est un film historique, si peu romancé qu’il pourrait être qualifié de documentaire réalisé par des acteurs et leur staff, il interroge sur la nature de la relation entre l’Abbé et sa collaboratrice au sujet de laquelle il dira lors des obsèques de celle-ci qu’ils ont passé quarante ans ensemble et qu’elle lui manquera terriblement. 

 

Les combats de l’abbé Pierre n’ont rien perdu de leur actualité, en France plus de 300 mille personnes n’ont toujours pas de logement, 800 millions dans le monde, ce qui fait 10% de la population mondiale. 

 

La sortie organisée par la CCFHK pour voir ce film projeté dans le cadre du french movie festival, avec une centaine de participants, souvent en famille, a donné l’occasion pour débattre, rendre l’histoire de 1954 d’actualité en 2024. 

 

70 ans nous séparent, mais pas de changement spectaculaire, les cités de Charenton ou de Noisy-le-grand ont rempli leur vocation, celle de soulager tant soit peu la misère, mais n’ont pas résolu le problème. 

 

D’aucuns rêvent de devoir faire cloner l’abbé Pierre, ou Mère Teresa, ou encore Coluche, dont les restos du coeur sont toujours pleins, tant les besoins sont récurrents, ils sont pleins autant que sont pleins d’amour les coeurs de ceux qui remplissent les gamelles.

 

Et pour terminer voici quelques citations trouvées sur internet de l’abbé qui disait ce qu’il faisait.

 

Solidarité

“Un sourire coûte moins cher que l’électricité, mais donne autant de lumière.”

 

“On n’est jamais heureux que dans le bonheur qu’on donne. Donner, c’est recevoir.”

“Le contraire de la misère, ce n’est pas la richesse. Le contraire de la misère, c’est le partage. Le remède à la misère, c’est le partage dans l’esprit de pauvreté.”

 

“Être charitable, c’est avoir été blessé de la blessure de l’autre.”

 

Spiritualité

“Ce que l’on appelle la foi, c’est la certitude que chacun peut aimer son prochain et être aimé en retour.”

 

“Il n’y a qu’une règle pour gagner le paradis: aimer tant qu’on en a la force, c’est tout.”

 

“Nous sommes tous hommes d’une seule et même Terre.”

 

“Quand tu n’en peux plus d’aimer, espère. Quand tu n’en peux plus d’espérer, crois.”

 

“Quand on a mis sa main dans la main des pauvres, on trouve la main de Dieu dans son autre main.”

 

Vie

“Vivre, c’est apprendre à aimer.”

 

“La vie n’est que le reflet des couleurs qu’on lui donne. Il appartient à l’homme de savoir cultiver sa vie.”

 

“Il faut vivre les uns pour les autres et non pas les uns contre les autres.”

 

Ainsi soit-il!