L’amitié entre un garde champêtre et un moine. L’un est algérien, l’autre est français ; l’un est musulman, l’autre est chrétien. Apparemment tout les sépare, même la terre qu’ils foulent ensemble. 

 

Pour le chrétien, c’est la terre d’hospitalité, mais seulement à condition que l’autre veuille bien l’accueillir. Lorsque les armes se mettent à aboyer et à mordre, alors pour les deux c’est la terre d’austérité, voire de violence.

 

Finalement, leurs destins seront effectivement unis par une même mort violente. Mort, dont ils seront victimes à quelques décennies d’intervalle. Victimes d’un infarctus à répétition d’un cœur social qui n’a pas tenu le choc de la rencontre qui se voulait paisible entre cultures et religions. Mais qui pouvait deviner leurs intentions secrètes, leur désir de la vraie rencontre née pour une qui se constate dans les cœurs ?

 

C’est à de tels messagers de paix que s’adressent, et ce de tout temps, les imprécations mécaniques d’un refus de croire en la fraternité interculturelle, interreligieuse, inter civilisationnelle. Pour les faire taire. Mais la mort est toujours éloquente, surtout quand une bonne mémoire s’en empare.

 

Je m’apprête à traiter un sujet délicat, sensible des deux côtés de la Méditerranée et bien au-delà. Ce qui m’y incite, c’est la lecture d’un livre qui en parle, qui parle de ces deux-là. Lecture que le loisir d’un temps de vacances sous mode de staycation permet. Mais lecture qui n’a rien d’oisive, tant le sujet est grave. Tant il est urgent de le regarder en face.

 

Le livre le permet, sans édulcorer les zones d’ombres qui peuvent s’immiscer dans de telles belles relations, et surtout dans la mémoire qui gère la postérité d’une unique relation. Mais de telles relations sont rarement explorées dans les profondeurs de l’être humain. Là où, aux frontières de l’indicible, se loge la perle de la vérité, celle qui porte les traces de l’amour éternel.

 

Fadila Semaï, courageusement, entreprend une enquête difficile pour retrouver les traces du garde champêtre. Une enquête ambitieuse pour une journaliste française d’origine algérienne qui retourne au pays de ses ancêtres 40 ans plus tard. 

 

Appréhension, inquiétude même, doute sur l’issue finale, mais une douce et ferme obstination pour aller au bout. L’intuition, pas seulement féminine, même si cela a dû jouer aussi, mais intuition humaine tout simplement qui généralement est un allié solide de telles entreprises. 

 

Elle cherche à rencontrer les proches de l’homme. Elle en a entendu parler, elle a lu sur lui, elle l’a identifié, elle sait seulement qu’il s’appelle Mohamed. Il est mort d’une balle dans le dos près d’un puits.  

 

Elle ignore exactement où, elle ignore aussi pour le moment, que Mohamed est un prête-nom, pour faire simple dans les rencontres avec Christian. Après tout Christian vient du Christ, pourquoi pas Mohamed du fondateur de l’islam ? Leur identité religieuse réciproque est ainsi assumée sans complexe ni outrecuidance.

 

C’est un illustre inconnu, même pour elle, si maigres sont les informations dont elle dispose. Il a péri des mains de ceux qui ne voyaient pas d’un bon œil un tel rapprochement, une telle amitié. Avaient-ils été à même de pouvoir l’identifier et l’apprécier à sa juste valeur? Sans doute pas. Avec la peur d’être en face de quelqu’un, qui ne serait pas à la hauteur de l’exigence d’une idéologie imposée au nom d’une fidélité aux sentiments largement partagés il ne pouvait y avoir qu’une issue fatale. 

 

Le livre parle de la relation forte décisive pour la vie des deux. D’un garde champêtre, d’un ami parti devant. Départ qui marqua à vie l’autre, le moine, qui ne cessera de contempler d’autant plus intensément la croix. 

 

Le livre intitulé “L’ami parti devant” contient cette résonance enregistrée dans bien de cœurs sensibles. Celle de l’avenir, comme une dette à solder, celle d’une amitié que rien ne peut délier, tant la fidélité est fondée sur le roc. Le roc sur lequel pousse l’arbre de l’avenir nourri de souvenirs qui lient.

 

Résonance qui n’est pas priée de s’abstenir, le livre met en garde. Bien au contraire, elle est priée d’en accueillir les vibrations concrètes qui font revivre de vieux rêves de fraternité endormie. Au prix d’un lien à la vie et à la mort aussi.

 

Fraternité si souvent endormie, dans un sommeil profond dans lequel plongent des puissants somnifères de violence maîtrisée. Hélas, dans l’attente de se réveiller et de semer la terreur.  

 

Ou, ce qui semble le plus répandu, seulement une fraternité assoupie sous l’effet d’une chaleur moite qui rend molles les relations et l’intérêt pour. Une acédie d’un bien être en hibernation, gardé dans un état minimal au chaud, juste de quoi avoir à nourrir la volonté de s’y contenter. Une acédie farouchement défendue pour ne pas être réveillée, si nécessaire aussi. 

 

Christian de Chergé est plutôt bien connu du public français, tout au moins sous le vocable de moine de Tibhirine. Immortalisé avec ses confrères dans le film de Xavier Beauvois Les hommes et les dieux (2010). Film qui relate les évènements tragiques des années 1990 avec l’assassinat des moines en mars 1996, dont Christian lui-même. 

 

Les deux personnages principaux du film, Christian (Lambert Wilson) et Luc (Michael Lonsdale) vivent au milieu de la population musulmane dans un coin tranquille d’Algérie.

 

Coin tranquille, c’est dans la version cinématographique, car frère Luc a déjà été enlevé une première fois en 1958 par le FLN. Et la question de fermer le monastère établi en ce lieu en 1938, se pose alors sérieusement. 

 

Dans les années 1990 le pays est plongé dans une guerre civile. Désormais toute la population étrangère, et française en particulier, dont on sait dans le pays le passif historique, est pour le moins gênante. 

 

Et si l’on ajoute à cela l’identité chrétienne des moines, même si leur attitude respectueuse de l’islam (Christian) et les soins prodigués à la population environnante (Luc est médecin) sont indéniables, rien n’y fait, ils passent sous le rouleau compresseur, comme tant d’autres.

 

Et eux surtout, car exposés à la vue du paysage local et connus pour les bienfaits qu’ils prodiguent. Mais désormais, trop c’est trop, ils sont trop connus comme ennemis du peuple. Mais de l’intérieur de l’Église, on va aussi regarder de près ce qu’ils font et ce qu’ils pensent. Ils seront “surveillés” par leurs coreligionnaires soucieux de la pureté de la religion chrétienne. 

 

Christian n’avait pas peur de chercher avec qui le voulait, entre autres, pour savoir comment, selon une formulation juive, “le sacrifice relie à la source de tout” (p. 14). Et pour savoir comment l’islam “participe au dessein d’amour de Dieu pour tous” (p. 132).

 

C’est ainsi qu’est inquiet l’entourage thibérien lorsque concrètement les moines se rapprochent des soufis, lorsqu’ils créent un espace de prière pour les musulmans, juste dans la partie attenante à leur monastère. Le danger de syncrétisme est à redouter. 

 

Comment savoir en effet, où est la ligne rouge à ne pas franchir ? Chacun la voit à sa façon. Pour certains, c’est la ligne marquée du rouge sang, sang des martyrs, celui de la croix. Croix qui finalement unit. Et trace le signe de la vie plénière.

 

“Et si nous parlions de la croix ? dit le soufi.

 

Laquelle ? Répondit Christian.

La croix de Jésus évidemment.

Oui, mais laquelle ? Quand tu regardes une image de Jésus en croix, combien vois-tu de croix? 

 

Le soufi hésitait.

 

Peut-être trois… sûrement deux. Il y a celle de devant et celle de derrière.

Et quelle est celle qui vient de Dieu?

Celle de devant, dit soufi.

Et quelle est celle qui vient des hommes ? 

Celle de derrière.

 

Et quelle est la plus ancienne ?

Celle de devant… ce que les hommes n’ont pu investir l’autre parce que Dieu d’abord a créé la première.

Et quel est le sens de cette croix du devant, de cet homme aux mains étendues ? 

 

Quand j’étends les bras c’est pour embrasser, c’est pour aimer.

Et l’autre, c’est l’instrument de l’amour travesti, défiguré et de la haine.” 

 

Et Christian, ajoute dans une homélie prononcée à l’occasion de la fête de la croix glorieuse du 14 septembre (c’est dans quelques jours), où il rend publique cette conversation.

 

“L’ami soufi a dit peut-être trois, cette troisième croix n’était-ce pas moi, n’était-ce pas lui, dans cet effort qui nous portait l’un et l’autre, à nous démarquer de la croix de derrière, celle du mal et du péché, pour adhérer à celle du devant, celle de l’Amour vainqueur” p. 60-61.

 

Ce que le moine et le soufi ont pu conceptualiser de la sorte, le moine et le garde champêtre l’ont vécu dans leur chair de martyrs. Christian et Mohamed ont su laisser tomber la première croix pour s’accrocher à la seconde. Et ainsi ensemble ils ont engendré la troisième.

 

Mohamed, son ami, est parti devant. Il n’est connu que par une poignée de spécialistes, lui un illustre inconnu, un garde champêtre, perdu dans l’Atlas, père d’une famille nombreuse, un homme non seulement religieux en termes de soumission à la pratique de prière et d’observance aux rites que sa religion impose, mais un homme profondément religieux, d’une spiritualité marquée par une quête de vérité.

 

Ce qui les unit, Christian et Mohamed, c’est l’hospitalité réciproque. L’hospitalité en général, et surtout entre les chrétiens et les musulmans, c’est un thème qui mériterait d’être traité en lui-même. 

 

“Lorsque nous nous sommes connus, il m’a très vite adopté comme si j’étais l’aîné de ses onze enfants…. J’avais 22 ans et il avait dépassé la quarantaine, mais ensemble nous n’avions pas d’âge…”

 

Et dans le même texte, écrit quinze ans plus tard, Christian continue :

 

“J’ai apprécié la joie contenue de son caractère…et surtout peut être ce sourire de confiance qui semblait chercher en vous un trésor caché…”

 

L’hospitalité réciproque offerte entre un musulman et un chrétien était certes de courte durée, quelques mois à peine. Christian, certes était déjà engagé sur la voie d’une vie à vouer totalement à Dieu, mais au moment de la rencontre, il est en Algérie dans les cadres de son service militaire. Le garde champêtre et le militaire ont des choses à faire ensemble. 

 

C’est le regard plongé l’un dans l’autre, une drôle de paire d’amoureux que ces deux-là. Ils sont amoureux de la même vérité, celle qui les dépasse tout autant qu’elle les attire, celle qui les renvoie à la source unique. Celle qui leur rappelle douloureusement les barrières qui sont érigées entre eux, non seulement pour les empêcher de la reconnaître, mais surtout d’en vivre. 

 

On sait d’où vient cette respectueuse appétence pour la rencontre des musulmans chez Christian. Durant une partie de son enfance passée en Algérie (française) il apprend de sa mère “le respect de la droiture et des attitudes de cette prière musulmane” (p. 83).

 

On sait aussi que le garde champêtre était dans une spiritualité, dont la puissance pouvait neutraliser toute infection idéologique. Tout au moins en lui, et certainement un peu autour de lui.

 

“Certes, à un moment donné, dans un espace délimité, quelque chose entre deux êtres différents a pu se réveiller, s’éclairer, repousser le jugement et le conflit. Ils ont pu dialoguer, ne pas s’entre-tuer. Mais comment cela se fait-il, écrit Fadila, s’il y a un Dieu dont la seule volonté est que nous nous aimions, que nous échouions à aimer l’autre. Au nom de quoi, au nom de quel fait historique ?” (p. 106)

 

La question que porte l’auteure du livre, nous la portons tous. Elle nous entraîne bien plus loin que la peur devant l’extension d’une religion sur le terrain d’une autre. Bien plus loin que l’incapacité à produire du bonheur sur place, là où on naît et qui provoque tant de mouvements de populations qui fuient, parties à la recherche d’un paradis perdu par tous.

 

L’hospitalité va dans le sens de la troisième croix, elle va sur le chemin qui accompagne le travail : “jusqu’à ce que l’événement nous délie. Jusqu’à ce qu’il confie l’épure qu’il contenait – peut-être ? Ou que maintenant, il contient pour moi à travers l’autre?”, m’écrivait une amie, avoue Fadila. (p.106)

 

Chère Fadila, je ne vous connais pas, j’espère avoir la possibilité de vous rencontrer. La troisième croix est à la fois celle de devant et celle composée de nos bras. 

 

 

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« L’ami parti devant » de Fadila Semaï

Edition Albin Michel

L’avis de La Procure

Un livre profondément beau et émouvant qui retrace la quête d’une journaliste et sa volonté de redonner un corps et une âme à Mohammed, l’ami qui aura donné sa vie pour le tout jeune encore Christian de Chergé. Indéniablement, Fadila Semaï contribue, et de la plus belle façon, à la fécondité spirituelle de Tibhirine.