L’exposition de l’agriculture aux portes de Versailles se tient tous les ans en mars. Cette année elle s’accompagne d’une réflexion suscitée par les organisateurs sur les désamours des cochons par les religions. L’occasion fut trop belle pour ne pas s’en emparer pour proposer une méditation d’à propos pour le carême, dont le “maigre” pratiqué encore naguère laisse le souvenir des rendez-vous à éviter, à tout prix le vendredi, avec ces quadrupèdes et leurs semblables. 

 

On le sait pour les deux autres religions monothéistes, et le christianisme lui-même malgré ses distances prises avec les interdits alimentaires (cf Actes des Apôtres 10, 9-19 vision de Pierre à Joppé) n’a pas toujours été clair avec le cochon. Tellement la charge symbolique pèse sur ces pauvres bêtes que rien ne prédestinait au sort de boucs émissaires. 

 

Pour cela il y avait mieux, même si les boucs remplacent les chèvres de la parabole esachtologique sur le jugement dernier, comme les chèvres, les boucs sont mis en opposition avec les brebis (cf la parabole du jugement dernier Mt 25). Cependant, contrairement aux chèvres, les boucs sont des animaux idoines pour remplir leur fonction d’émissaires chargés des péchés du peuple, qui ainsi s’en décharge. Une opposition symbolique existe entre les cochons, qui à la place des boucs, sont séparés des brebis, (on est dans le temps des sacrifices des animaux pour le compte de la religion) et ainsi dans l’acte de l’interdiction de droit de cité, ils se trouvent sacrifiés, mais pas comme les brebis dont la noblesse sacrificielle est reconnue dans les trois religions monothéistes. Dans l’agneau pascal, le christiasnisme l’a même revalorisé au rang de symbole de sacrifice unique, une fois pour toutes. Cette opposition entre les cochons et les agneaux, comme entre les serpents et les colombes, ou encore entre les monstres marins et les poissons, surtout celui de saint Pierre (du lac de Galilée, très bon par ailleurs) est à chercher dans les tréfonds de la symbolique propre aux religions qui s’en emparent pour réguler leurs propres affaires.  

 

Si le pauvre bouc, chargé des péchés des hommes, avec toutes les imprécations auxquelles se mêlent les bénédictions des prêtres, est expédié au désert pour s’y perdre à jamais, telle n’est pas la destinée symbolique du cochon. Lui, dont il faut aussi se séparer, il a tout faux, déjà banni de la communauté du peuple élu et ainsi privé de la participation aux effets du salut pour tous, y compris les animaux. La malédiction proférée à l’égard du serpent le concerne largement, le cochon est chargé des fautes directes, contractées par son bon vouloir qui consiste à vouloir affirmer son identité et qui ainsi tient à son statut, celui de cochon. Décidément, chez lui il n’y a rien contre la nature.

 

Cependant, il est porteur d’une maladie dangereuse, souvent mortelle, un de mes amis prêtres en a fait les frais, en y échappant miraculeusement, d’après ce qu’il en dit, tellement l’imprudence de manger du sanglier sans le rendre casher l’a poussé au bord du gouffre. Or, les analyses sous le microscope pour détecter le bacille de la strychnine sont faciles à faire, largement pratiquées dans la Pologne après la dernière guerre mondiale; parole d’un fils d’éleveur des cochons qui, pour comprendre l’âpreté de la vie, a eu la chance de pouvoir assister, presque religieusement, à tout le cérémonial sacrificiel, y compris dans l’usage du microscope, tellement le mystère de la vie qui s’en allait se mêlait avec le mystère de celui qui s’en nourrissait. 

 

Il n’y pas que les verres à manier pour exprimer de la science, dans le fait de préparer le cochon il y en a aussi une autre, celle d’un savoir-faire. Se livrer à de tels procédés scientifiques ne gâchait en rien la fiesta porcina, bien au contraire elle procurait aux narines reniflantes des odeurs carnassières et aux papilles gustatives le plein des plaisirs de la chair, pas tant dans le fait de l’avoir consommée, mais dans le fait d’y communier. 

 

Absorber des mets exquis à cause de la fraîcheur de la vie encore bien présente dans le cerveau, le foie et le rein, ou quelques heures plus tard dans les saucisses, procurait le sentiment de communion en toute bonne foi, et de bonne aloi. Alors, l’usage de microscope qui représentait le sommet de la science, donnait à la fiesta porcina un caractère quasiment sacré, validé par les apports scientifiques. 

 

Est-ce pour cette raison que je n’ai jamais eu de problème avec le couple foi-science, qui dans la civilisation occidentale est en instance de divorce depuis des siècles, instance consommée à perpétuité, à croire que la civilisation occidentale n’avait pas encore atteint les contrées orientales de l’Europe. Là ou ce divorce ne l’est pas totalement, il est en situation de séparation des corps et des biens qui respectivement leur appartiennent, notamment la croyance si bien distincte parce que opposée; et qui évidemment n’habitent pas sous le même toit. Quel dommage pour le plaisir de la vie et le plaisir des corps et de leur communion.

 

Étrange destinée que celle du cochon qui devient le maillon fort dans le rafistolage des liens entre la science et la foi, tous deux donc irréconciliables. Le regard actuel suscite plus de sympathie que par le passé pour ce cousin porcin, si proche, de nous dans sa structure corporelle (la nôtre), et qui partage avec nous presque tout sauf l’âme (éternelle éventuellement, car celle, terrestre, il l’a: elle s’appelle anima). Et si je garde le cochon en estime, ce n’est pas uniquement à cause de sa proximité avec ses semblables que nous sommes, ce n’est pas non plus à cause de sa fonction nourricière; au diable son caractère impur, dont il est affublé par les experts en religion. Enfant, à l’époque, je n’en avais pas conscience des enjeux religieux le concernant, aucune idée de ce que cela pouvait signifier d’aussi mauvais. 

 

Et pourtant ces deux raisons combinées (scientifiquement prouvées et religieusement approuvées) sont à la base de tant de désamours avec les religions. Et ce qui demeure légitime dans les deux autres religions monothéistes qui s’en tiennent aux raisons d’ordre spirituel, l’influence visible au Moyen Age du rapport au cochon dans la pratique de la religion chrétienne s’apparente à de la régression.   

 

A l’apogée des arts graphiques de l’imprimerie dans la caricature, cette “régression” s’exprime nécessairement de façon satirique, (désolé pour cette redondance, mais c’est pour appuyer là où c’est drôle) qui use des croquis frappant l’imaginaire et impactant la mémoire, qui formate les esprits et lègue un héritage aux accents pittoresques, qui défoule les uns et indispose d’autres. Soit! c’est de l’art, car il n’y a rien d’impur pour faire de l’art pur. Même si parfois c’est sur le fil du rasoir, tellement il est facile de tomber dans le ridicule ou le grotesque, alors que l’on ne désire ni l’un ni l’autre, pas plus que devenir cochon…, tel que l’on se le représente. 

 

Pauvre cochon, il n’a rien demandé, juste de la nourriture et il n’est pas difficile, il mange de tout. Mais peut être c’est là aussi son tort, car c’est trop facile de dire que l’on mange de tout: est parfois perceptible un soupçon de gêne que même le soulagement d’avoir fait éviter des complications en cuisine, ne parvient pas à effacer totalement. Comme nous parfois, il aurait dû être plus raffiné dans le choix des mets qu’on lui présentait sous son grouin. L’enfant prodigue en a même rêvé. 

 

Mais le tort principal du cochon est celui de ne pouvoir jamais lever la tête pour admirer les beaux paysages ou les magnifiques édifices soulevés de terre pour la gloire des hommes et des dieux par leur intermédiaire. En ceci il partage le sort des paysans qui, comme dans l’Angélus de Millet encore au XIX siècle pour prier lors de la pose de midi, eh oui, il n’y a pas que le rouge et les les tranches de pain pour étancher la soif et remplir l’estomac, et donc la tête en bas ils priaient pour les pauvres défunts. Ils ne lèvent pas la tête vers le ciel. Même Salvador Dali qui s’en est inspiré, a respecté cette posture. Est-ce le reliquat d’un dur travail qui, à cause des courbatures et des consolations forcées, à l’image des cochons, ne donne pas la possibilité de se détacher de la terre? Contrairement aux apparences où cela semble si naturel, il faudra de la (sacrée) gymnastique théologique pour l’autoriser.

 

Mais le cochon c’est pour la vie de génération en génération: qui aura l’idée de le modifier génétiquement dans ce sens? Aucun intérêt. Il ne pourra jamais élargir son horizon au-delà de son auge qu’il espère toujours pleine jusqu’à s’en barbouiller dans un mélange, dont il est l’archétype proverbial auquel on va se référer avec dégoût, et attirance difficilement dissimulée, presque admiratif pour ses tatouages qu’il réussit si bien à l’aide de ce qui n’entre pas totalement et les produits dérivés de la digestion aboutissant à l’expulsion, elle bien réussie à sa sortie. Ce qui ne lui réussit pas, c’est comme pour l’hippopotame, il ne peut pas s’extraire de son cycle, de son karma, de là où se confondent le propre avec l’impropre, ou franchement mal propre. 

 

Dans cette situation qui peut le sentir (parole de Roi Lyon), sûrement pas la religion, tellement il ressemble au serpent qui, lui non plus, ne peut pas soulever la tête, et si il le fait c’est dans de mauvaises intentions. C’est avec une telle ferveur remplie d’aversion profonde et un dégoût non dissimulé que les légions romaines stationnées en Syrie pour se rendre dans leur quartiers septentrionaux devant traverser la terre sainte, ils la foulaient avec les images de cochon sur leurs drapeaux ostensiblement exhibées pour faire savoir qui passe. On s’imagine le grincement des dents et la colère qui prépare une nouvelle révolte pour défendre l’exclusivité de la présence d’un Dieu jaloux.

 

Des intentions, le cochon n’en a ni de bonnes ni de mauvaises. Il est ce qu’il est, il est un cochon qui demande juste qu’on lui accorde la liberté de se barbouiller le grouin de ceci et de cela. C’est son plaisir, c’est son droit. Chez les homo sapiens l’enfant passe par cette phase, mais normalement il ni s’y arrete pas (sauf chez Jacques Brel qui aime tant ses semblables bourgeoises comme…), or pour le cochon, c’est dans sa nature profonde. 

 

Au Moyen-Age le christianisme s’est petit à petit éloigné de cet animal. On le considère de moins en moins sympathique à manger et à ce titre de moins en moins animal de compagnie, même la compagnie sous forme de morceau de viande devient suspecte. Mais qui pouvait se permettre d’en manger, pas les pauvres paysans. 

 

Il est en disgrâce au Moyen Âge marqué par ses excès et ses audaces visibles dans les croisades et les ordres religieux militaires. Est-ce à cause de la rencontre belliqueuse avec les infidèles, ce qui ajoute à la force de l’interdit bien présent chez les juifs errants, mais que l’on abhorre encore avec d’autant plus de dégoût par une sorte de solidarité inconsciente (au moins là!) inversée. 

 

Cela sert de support facile pour porter la charge symbolique, du lien avec le Christ souffrant sur la croix (l’anagramme presque parfait de Ichtyos Christos). Et on se souvient que, dans l’antiquité chrétienne, le signe de poisson précéda celui de la croix. 

 

Malgré toutes ces évolutions d’approches du rapport au carême et son maigre, est-ce judicieux de mettre la croix sur le carême, sur cette période qui marque le temps d’arrêt, le temps où l’on regarde comment on est barbouillé et pourquoi sous nos airs proprets, cela ne nous gêne pas? Comment se purifier extérieurement et comment se laisser purifier intérieurement? La petite de Lourdes, obéissant à l’ordre de la Vierge, creusa dans une terre boueuse à l’entrée de la grotte, là où il était d’usage pour les animaux de faire leurs besoins. Et l’eau cristalline a jailli! Encore de nos jours, il y en a qui y étanchent leur soif et prennent un bain de purification. A Lourdes, le carême c’est toute l’année. Profitons au moins de celui qui ne dure qu’un temps, car de toutes les façons, tout ne dure qu’un temps, et il est encore temps de faire le tri dans nos affaires entre les plus ou moins propres et les plus ou moins sales.

 

Le cochon nous fait prendre de l’air en compagnie de deux couleurs, le vert et le bleu, vert c’est pour ici, et bleu c’est pour la-bas. Et on se retrouvera peut-être la prochaine fois.