J’ai rêvé que je jouais à la roue de la fortune. Les cases nominatives étaient parfois intercalées entre les cases surprises, positives ou négatives. Les points attribués étaient d’une valeur inégale, allant de 0 à 1000, il n’y avait pas de perte totale du pactole déjà engrangé. Je n’ai pas bien vu la valeur de chacune des cases, je me souviens seulement de la case “prise” notée à 1000 points et la case “reprise” avec le droit à rejouer. En activant à mon tour la roue, ma case désignée par la flèche était noire à ma grande surprise. On enlève la plaque et on y trouve “en prise”, en deux mots. Intrigué, je me demande ce que cela peut signifier. Sans trouver la réponse, je me tourne vers l’animateur, qui explique calmement que cette case renvoie à la valeur de la case voisine. Dans quel sens, celui de l’aiguille d’une montre ou l’inverse ? à gauche ou à droite ? Le rêve s’arrête là. 

 

Cette métaphore me sert d’introduction à un thème d’actualité, celui de l’emprise, en particulier de l’emprise spirituelle. Cela peut servir de carburant pour le temps de carême, dans lequel nous nous trouvons actuellement. Le carême est un temps de purification et d’approfondissement du lien avec la vraie vie (chacun la situe là où il pense l’identifier). Le carême est un temps d’attente confiante et active de la Résurrection, celle du Christ, et donc la nôtre. Si renoncement il y a, cela n’a rien à voir avec une privation quelconque, encore moins punitive. C’est un effort nécessaire pour accéder à soi-même, tel que l’on est. C’est ainsi que nous accédons à l’image qui tant soit peu ressemble à celle que Dieu a de nous. Dieu veut que ce soit à partir de notre intériorité que nous puissions réaliser son plan du salut. C’est sur cette hypothèse que repose la foi chrétienne et sa traduction en termes de comportement moral et/ou éthique. 

 

Sans doute, sur la roue de la fortune, il y avait d’autres substantifs ou adjectifs ayant la racine “prise” : reprise, entreprise, déprise, méprise, surprise, et en adjectif seulement : comprise, apprise, mal prise, bien prise etc. Et, en prime, il y a emprise. De plus, c’est une emprise spirituelle, dont il est donc question dans ce podcast. 

 

L’emprise spirituelle, c’est le titre d’un article paru en 2021 n°11 dans la collection des Cahiers de Chemin de Dialogue de l’Université catholique de la Méditerranée de Marseille ; université avec laquelle je garde des liens encore maintenant, pour y avoir travaillé dans le cadre de la recherche sur le dialogue interreligieux. Il n’y a pas de rapport formel entre le contenu de l’article et le dialogue interreligieux, mais si toutefois un tel document en fait partie, ce n’est sans doute pas par hasard. Les publications de la revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux couvrent une large panoplie de domaines pouvant être intéressants dans ce dialogue. Et pas seulement le dialogue interreligieux, mais avec la société dans son ensemble. Il est frappant à cet égard que, en cherchant sur Internet des informations sur emprise, je n’ai trouvé que des références aux documents venant de l’Église catholique. Comme si l’emprise était la spécialité exclusive de cette institution religieuse. Si les emprises sont spirituelles, elles appellent leurs auteurs à des déprises pour purifier le regard et ajuster le cœur à la réalité spirituelle. Ce n’est aucunement pour défendre l’institution, la suite de ce podcast semble le prouver, c’est pour chercher la vérité là où elle se trouve.

 

Si, apparemment la réflexion sur l’emprise spirituelle est une contribution singulière de la part de l’Église catholique, c’est une réflexion à laquelle toute religion est invitée, des questions à se poser.

Mais alors en quoi cela pourrait-il concerner les auditeurs de la French-Radio ?

Pour deux raisons. Par cette modeste contribution, approcher le plus sereinement possible la manière dont l’Institution Église gère ce genre de problématique. Et, peu ou prou, cela peut, le carême aidant, alimenter une réflexion personnelle sur le sujet, faire un discernement pour savoir, où j’en suis moi-même ?

 

L’article sur l’emprise spirituelle a attendu bien longtemps pour être lu, car une fois commandé, il est resté sur une pile de livres, demeurant silencieux et muet. Le moment opportun est venu enfin, à la veille du nouvel an chinois, une étape sans doute dans ma réflexion personnelle sur ce genre de questions. L’article a confirmé ce que je pressentais, mais il me fallait un texte aussi clair que dense, criant de vérité, pour que les mots adviennent comme révélateurs objectifs de vérité. 

 

L’emprise spirituelle se situe en haut de la pile composée d’autres emprises et les résume toutes, sans pour autant nécessairement être réceptacle de toutes. Mais c’est un fourre-tout potentiel et à ce titre le plus dangereux. 

 

Comment vient-on à l’emprise ? Par l’abus !

 

« L’abus est une forme de perversion qui, par manipulation et fascination, consiste à s’emparer de l’autonomie et de la liberté d’une autre personne en la mettant sous son emprise ».

 

Les agissements, conscients ou non, auxquels l’abuseur se livre, visent à régner sur l’esprit, sur la conscience ou même sur le corps d’une autre personne. L’abuseur est surtout quelqu’un qui communique « bien » à des fins de manipulation.

 

L’emprise est une prise de pouvoir, des commandes à la place de la victime. Même si l’emprise s’exprime parfois dans le passage à l’acte quasi immédiat (surtout sexuel, qui revêt alors la qualification de viol), avec les dégâts profonds similaires, habituellement elle se fait par étapes. Dans les cas d’abus instantanés et quasi uniques, l’emprise est relativement facile à constater. Il est en revanche très difficile pour la victime de se rendre compte de l’engrenage dans lequel on la met, elle ne voit rien venir, parfois l’entourage non plus, à moins que celui-ci, dans son propre intérêt, en devienne complice. On peut être victime d’abus spirituel à tout âge.

 

L’emprise se déroule en général en plusieurs étapes : la confiance, le secret, la fascination, la désorientation, la dépendance, la manipulation, pour aboutir à la destruction et engendrer la culpabilité et la honte. C’est une œuvre de destruction.

 

Les abuseurs ne sont pas toujours des pervers, mais si c’est le cas, ils sont inconscients de ce qu’ils font, mus par un mécanisme de vengeance sur quelque chose de profondément enfoui en eux. La victime, cet autre, en tant que sujet n’existe pas. Les abuseurs, dans le déni total, ne ressentent pas de honte, pour cette raison ils sont très difficiles à soigner.

 

Même si les abus spirituels ne sont pas tous le fait de pervers reconnus, tous les abus attestent de certaines dérives personnelles et collectives. 

 

Lorsque les scandales liés aux abus sexuels ont éclaté dans l’Église catholique tout au moins, on avait du mal à reconnaître la gravité des faits d’abord, puis à les analyser correctement, encore moins savoir comment soigner pour guérir. La tentative du déni a vite été balayée par la violente tempête médiatique.  

 

Parmi les sujets qui demandaient une attention particulière pour reconnaître la gravité des faits, se trouve le difficile sujet du consentement. C’est un élément pivot dans le phénomène d’emprise. Le consentement est à la fois un acte social, intime et moral. Pour être valide, il doit être libre, éclairé et compétent, ce dernier, porte sur la dimension psychologique et juridique. Si l’intimité relationnelle ne permet pas d’exister, ne permet pas de « devenir soi », même si l’on admire l’autre, il y a une petite voix qui murmure que quelque chose ne va pas. Pour réussir son emprise, l’abuseur va couper la victime de ses liens antérieurs, et faire obstacle à toute tentative d’échapper à son emprise, en alternant les manifestations d’attachement et de mépris. L’égale dignité est alors niée par une soumission, lorsque le supérieur, l’éducateur ou l’accompagnateur se sert de son ascendant pour détourner le désir de l’autre vers soi-même. On est à l’opposé du don de soi pour faire grandir l’autre et soi-même à cette occasion, la logique de prédateur s’oppose à celle du don.

 

C’est sur ce point qu’il faut, à mon avis, porter une attention particulière dans l’Église, qui a construit les relations hiérarchiques sur le principe d’obéissance. Nombreux sont les témoignages d’abus de pouvoir exercés dans les lieux de formation et dans les communautés religieuses, cela peut aussi concerner la hiérarchie diocésaine. Exiger au nom de la volonté divine une soumission aux ordres pour éprouver la capacité à obéir s’apparente davantage à un camp militaire d’entraînement qu’à une communauté spirituelle régie par les relations de dignité égale où la liberté intérieure doit naturellement s’exprimer en toute transparence. Si le discernement de la part des supérieurs n’est pas suffisamment éclairé, le risque d’emprise est réel. Le discernement éclairé vient de la distinction entre deux volontés, celle du supérieur et celle de Dieu. La totale superposition de l’une sur l’autre est signe de manque de maturité dans la gestion des affaires spirituelles ; le fait de se cacher derrière la règle déplace le problème, mais ne peut le résoudre. La volonté propre du supérieur réalise probablement quelque part la volonté de Dieu, mais seulement partiellement, et surtout pas par une emprise sur la volonté de la personne accompagnée, alors que le subordonné a aussi la sienne qu’il cherche à confronter avec celle de Dieu. Or, il est interrogé seulement sur la manière d’appliquer cette volonté divine à partir des ordres de ses supérieurs. Sous prétexte d’un décentrement sur un tiers (la volonté divine et ou la règle de la famille spirituelle), l’identification d’un abus de pouvoir à quelque niveau que ce soit en est d’autant plus difficile.

 

C’est aussi l’attitude intransigeante à l’égard des ouailles, sans suffisamment tenir compte de leur ‘ressenti’, qui a provoqué leur départ massif, le fossé entre la perception de l’humain par lui-même et par la religion se creusant. Le manque d’outils adaptés pour une action pastorale qui respecte la liberté intérieure, quitte à l’éclairer pour qu’elle puisse s’exercer encore plus librement, est un défi majeur pour l’Église d’aujourd’hui. Les abus sont de malheureux révélateurs d’une telle faille institutionnelle, dans laquelle tous les abuseurs s’engouffrent et y cachent leurs véritables intentions, avant de s’engouffrer dans la faille d’une personne vulnérable qu’ils choisissent comme victime de leurs agissements. 

 

Un peu d’histoire pour mettre en perspective. L’Église sort d’un système d’encadrement pour réapprendre à accompagner et engendrer (p3). Je me souviens d’avoir échangé sur ce thème, il y a plus de trente ans, lors d’une rencontre à l’abbaye de Belloc au Pays basque. Je me suis permis alors, dans une interview donnée je ne sais plus à quelle radio, catho sans doute, de parler moi-même de la nécessité de changer de paradigme et de passer justement d’une pastorale d’encadrement à celle d’engendrement. Ceci en vertu de la priorité à donner à la personne humaine. En d’autres termes, ce n’est pas le schéma à appliquer qui prime, mais l’aide au développement humain. Dans les années 1980/90, nous étions un petit groupe, “une bande de copains”, tous prêtres et théologiens, essayant de réfléchir sur les questions qui nous semblaient importantes à l’époque et qui ne concernent pas seulement (pas tant) l’avenir de l’Église, mais surtout sa manière de se situer dans le monde qui l’entoure.  

 

Dans le christianisme, dès le début, éclos la conscience du sujet croyant fondée sur une relation interpersonnelle avec la divinité et son prochain. Mais c’est en dehors de l’Église que le concept de l’autonomie de la conscience s’est développé (à la faveur des guerres de religions) autour de celui de la tolérance. Pour aboutir au constat que l’article rappelle : “Personne n’a autorité sur la conscience de quiconque. Dans la vie religieuse, le vœu d’obéissance doit coexister avec la liberté de pensée et la liberté de conscience”. Dans le principe de la morale chrétienne, c’est la conscience (même mal éclairée) qui est l’ultime décideur. 

 

Chacun avec sa conscience et chacun dans son rôle. On connaît bien des cas, ou le supérieur confond le rôle de responsable de la communauté avec le rôle d’accompagnateur spirituel. La distinction entre for interne et fort externe, préconisée dans le gouvernement de l’Église, n’a pas toujours été respectée, par accord tacite ou feint d’ignorance. La faille institutionnelle donne alors prise à la faille personnelle, celle de l’abusé que l’abuseur exploite. 

 

Dans le cas d’une emprise spirituelle, exercée dans le cadre de l’institution Église, le directeur spirituel parle au nom de Dieu, il se dit inspiré par Dieu. Le processus d’emprise commence par la séduction, suivi d’un lien de dépendance. A l’étape suivante, la personne dirigée ressent la violation de son intimité, il n’y a plus de jardin secret dans la relation personnelle avec Dieu. Puis, dans ce processus d’emprise vient la soumission aux directives qui n’ont pas besoin de discernement, puisqu’obéir c’est faire la volonté de Dieu. La personne accompagnée est forcée d’abandonner son jugement propre, l’obéissance aveugle à l’autorité suffit. La dernière étape est une question de temps et de moment propice pour la déclencher. 

 

S’ensuit la prise de pouvoir sur la personne au niveau affectif, psychologique, spirituel et parfois physique. C’est plus long que de permettre à un hacker d’entrer dans votre ordinateur pour y détruire quelque chose à distance. Mais c’est un jeu de séduction qui pollue et finit par intoxiquer l’autre jusqu’à le modifier de l’intérieur. Se méfiant de tels dangers, un des indices qui peut attirer l’attention, c’est le besoin du prédateur de s’entourer de tout un réseau de personnes qui gravitent autour de lui et lui sont soumises, car aveuglés dans leur propre jugement. Si les autres ne voient pas de danger, c’est que l’abuseur lui-même ne le voit pas non plus. On est alors en face d’un pervers aveugle et sans remords.  

 

Comment en est-on arrivé là ? Comment assainir la situation en vue de la guérison ? L’image idéalisée de la communauté empêche les autres de dénoncer. Déplacer l’abuseur c’est déplacer le problème, mais pas le résoudre, une pratique qui révèle une autre faille institutionnelle. Le culte du secret ne protège que les abuseurs et renforce la présence d’une structure sociale du mal et du péché. Comme toute autre structure sociale ou individuelle, l’Église se laisse coloniser par le mal qui s’organise pour prendre possession du domaine qu’il tente d’occuper.  

 

Sortir de l’emprise est possible grâce au déclic de la personne concernée, soutenue par l’entourage. Il m’est arrivé d’accompagner des situations de tentatives de sortie d’une emprise exercée sur une ou plusieurs personnes d’une famille, dont les proches cherchaient de l’aide dans leur entourage. Même le recours à la justice parfois n’est pas possible, tellement l’organisation d’un groupe sectaire peut phagocyter la faculté de discerner, qui devient totalement annihilée.

 

Pour terminer,

– L’emprise spirituelle à proprement parler est une sorte de toile d’araignée qui va enserrer une personne. Par emprise, on comprend une aliénation psychologique et spirituelle qui va endormir la conscience et obscurcir le discernement. 

– Sortir de l’emprise est la condition d’une reconstruction possible y compris pour confirmer la sortie. 

– Lorsque le sortilège se dissipe, la déprise suppose de couper les liens avec les structures d’un tel mal et les personnes qui l’incarnent.  

 

– Après une telle prise de conscience, après la déprise :

 

 « La personne va peu à peu retrouver le chemin de son désir, de sa dignité, de ce qu’elle est vraiment. Une renaissance est offerte, mais une certaine empreinte reste, tels les stigmates du Ressuscité. »