Quand les librairies peuvent rouvrir, le temps de lire offre de nouvelles possibilités.

Évidemment, beaucoup d’autres possibilités existent pour se procurer des livres par internet et aussi les télécharger sur Kindle ou autrement.

En France la culture du livre est bien connue, les français sont attachés au livre comme objet. Humer l’odeur de l’encre, de la colle, pouvoir toucher la page de couverture, l’ouvrir, feuilleter. Prendre connaissance d’un objet qui bientôt va devenir le partenaire de nos rêves et attentes les plus diverses. Un rapport presque sensuel se noue entre le lecteur et son livre, dont il est déjà presque amoureux, tellement l’envie d’en faire connaissance est pressante. 

Durant la lecture, le lecteur et le livre forment un couple inséparable, ils sont collés l’un à l’autre. Une relation fusionnelle qui résulte autant de la bonne odeur de l’intrigue, que de la colle du livre utilisée lors du brochage. Ils ont tellement de choses à se dire que le temps ne compte, ni pour déchiffrer le contenu du livre, ni surtout pour déchiffrer celui du lecteur, ni la rapidité ni la lenteur avec laquelle on les réalise. 

Évidemment le livre n’oublie pas qui est son auteur, c’est écrit en gros sur la page de couverture, répété plusieurs fois à l’intérieur, y compris dans la préface. Est-ce aussi sûr pour le lecteur ? Pense-t-il à l’auteur de lui-même, lui tellement absorbé par la lecture qui le passionne tant qui souvent le recentre sur lui-même. 

Certes, il y a des livres qui aident plus que d’autres à penser. Tiens, ouvrez un de ces nombreux livres qui se trouve dans une bibliothèque bien particulière qui s’appelle la Bible. Le mot bible vient du nom de la ville Biblos, à cause d’une fameuse bibliothèque qui malheureusement a péri dans les aléas de l’histoire. 

L’ombre de l’auteur divin y plane partout, la bibliothèque entière respire sa présence et colle à la peau en provoquant des éblouissements, des Eurêka, mais parfois aussi des allergies, des boutons, tels témoins véridiques des réactions épidermiques.

Prendre un livre et l’intégrer dans l’intime de sa vie, c’est faire un voyage à l’intérieur de soi-même, ce monde si riche, mystérieux et en si grande partie inexploré, la conscience s’y fraie un chemin et éclaire des pans entiers de notre être. Cela conduit nécessairement aux commencements et aussi à la fin, les tenants et les aboutissants de notre être, d’où les tenons-nous et à quoi aboutissent-elles toutes ces choses, qui nous composent et qui nous traversent. 

L’auteur de nous-mêmes, celui de la Bible et de son message, bien distinct de nous-mêmes, se confond cependant un peu, voire beaucoup avec nous-mêmes. Il se confond à cause des conséquences de tous ces tenants, et il se confond tout autant à cause de ce à quoi aboutit tout ce qui advient. Il se confond, mais le déborde, et alors la vraie intrigue du livre de sa propre vie à lui, le lecteur, elle se trame dans cette jointure entre sa vie et celle de son auteur, dans cette jointure entre comment le lecteur aborde sa vie et comme la vie le déborde. 

L’expérience qui le décrit et prend aux tripes, se trouve dans la Bible. Un de prophète l’a vécue, prends le rouleau et mange, a-t-il entendu un jour. Et dans la bouche le rouleau avait le goût du miel: 

Ezekiel 3

“1 Celui qui me parlait dit : « Toi, l’homme, mange ce rouleau qui t’est présenté, puis va parler aux Israélites. »

2 J’ouvris la bouche et il me fit manger le rouleau.

3 Il ajouta : « Toi, l’homme, remplis ton ventre et nourris ton corps avec ce rouleau que je te donne. » Je le mangeai donc et, dans ma bouche, il eut un goût aussi doux que le miel.

4 Alors il reprit : « En route, l’homme, vas auprès des Israélites et transmets leur mes paroles.

5 Je ne t’envoie pas auprès d’un peuple qui parle une langue étrangère difficile à comprendre, mais auprès du peuple d’Israël.

6 Si je t’envoyais auprès des nombreux peuples qui parlent une langue étrangère difficile et même incompréhensible pour toi, ils t’écouteraient.

7 Mais les Israélites, eux, ne voudront pas t’écouter, car ils ne veulent pas m’écouter. En effet, ils ont tous une forte tête et un caractère endurci.

8 Cependant, je vais te rendre aussi obstiné qu’eux, tu auras la tête aussi dure que la leur !

9 Je te rendrai résistant comme le diamant, plus solide que le roc. Par conséquent n’aie pas peur d’eux et ne sois pas effrayé par l’attitude de ce peuple récalcitrant. »

10 Il continua : “Toi, l’homme, ouvre ton cœur et tes oreilles à mes paroles et retiens les bien”.

11 Ensuite va auprès des membres de ton peuple qui sont déportés ici. Adresse-toi à eux en disant : “Voici ce que déclare le Seigneur Dieu”. Parle-leur, qu’ils t’écoutent ou qu’ils refusent de le faire. »

12 Alors l’Esprit de Dieu me souleva de terre et j’entendis derrière moi une grande clameur : « Que le Seigneur soit loué là où il manifeste sa glorieuse présence. »

13J’entendis aussi le bruit que faisaient les ailes des êtres vivants en se heurtant l’une à l’autre, ainsi que le bruit des roues à côté d’eux. Ce fut un grand vacarme.

14 L’Esprit qui m’avait soulevé de terre, m’emporta. La puissance du Seigneur m’avait saisi de façon irrésistible et je m’en allai le cœur triste et agité.”

Mais une fois avalé, un goût amer se présente aux récepteurs du prophète chargé d’une si lourde mission. Le ceur triste et agité.

Il mangea la Parole de Dieu, l’accueil joyeux et total dans le principe, fut suivi d’une longue assimilation en lui et surtout dans les corps des autres. C’est par les estomacs, que les vies sont liées, c’est dans les ventres que les livres de la vie s’écrivent.

Mais en lisant un livre quelconque, quelqu’en soit l’auteur, nous mêmes ou un autre, il ne faut pas brûler les étapes. Ne pas vouloir voir ce qu’il y a dans le ventre pour y chercher à dévoiler le mystère. Quelle tentative, quelle misère, ça frôle la pornographie et la prostitution.

Une curiosité malsaine n’est pas de mise. Il y a mieux qu’un chemin direct, il y a un sentier que déroule la confiance aveugle en l’auteur du livre que nous sommes en train de lire. Et surtout pour celui qui est en train de s’écrire sur les pages de notre propre vie, sous forme de carnet de bord avec toutes les gloses y compris les affabulations dont nous avons le secret, par notre écriture rendant lisible des choses, qui en fait, nous sont à peine audibles.

S’interdire de lire la dernière page, en y jetant un coup d’œil rapide, furtif, pour que la feuille s’en souvienne le moment venu, lors de la vraie rencontre avec les yeux qui vont la dévorer, tout le corps penché, absorbé par une avide première digestion. Le lecteur étant un ruminant, il se souviendra de la pointe du livre comme on se souvient d’un voyage au bout de la terre, au Finistère et sa pointe de Jura.

Le temps de pandémie déplace les repères habituels et fait découvrir des espaces nouveaux qui s’offrent. Notre sensibilité les hume, notre regard les inspecte, notre pensée essaie d’y trouver un chemin sûr, pour transporter son hôte dans l’inter-galaxie de son être. Des richesses inattendues se laissent alors découvrir, nouvelles, désirées secrètement, sans que nous ayons eu l’audace d’y mettre des mots pour les décrire, pour les nommer, pour les faire exister, advenir et en jouir.

La pandémie nous fait parvenir le livre de notre vie que nous avons sous le bras. Qu’en faire ? Commencer par le début, regarder le titre : l’histoire sainte de Mathilde, de Jean, de Prosper, de Belinda…. Étonnant est l’adjectif en complément objet direct. L’histoire oui, la nôtre, pleine de rebondissements, assurément, dont pour certains on se serait bien passé.

Mais sainte, en quoi? Pas ce en quoi elle deviendra sainte dans le futur un jour lorsque nous y serons prêts. Mais sainte au présent de notre vie, en quoi est-ce pertinent de la spécifier ainsi au présent? Il y a de quoi se poser des questions sur un complément, est-il nutritif, utile, ou au contraire, indigeste, inflammatoire. Et si vraiment nécessaire, car dans ces temps où les repères bougent, on est prêt à lâcher un peu prise, relâcher un peu la pression sur nous mêmes et sur les autres. À supposer que… ce qualificatif de notre vie, est-il facilement assimilable par tous les corps, porteurs de vie et de leurs histoires? 

Et surtout le mien, car ce qui compte finalement, ce n’est pas tant de savoir comment les autres écrivent le livre de leur vie, c’est presque anecdotique, au mieux illustratif et incitatif, mais cela n’est jamais performatif. Le livre de la vie, c’est moi qui l’écris, pas un écrivain public, pas un sobriquet ou prête nom pour me hisser en haut de l’affiche du tableau de mérites. 

La pandémie nous offre le livre de notre vie que l’on feuillète avide de savoir la fin. Tellement identifiés avec la pandémie qui nous colle à la peau que dans ce livre à son sujet nous cherchons la fin de son histoire, à elle la pandémie. Et à cette occasion, nous cherchons la fin de notre histoire, finement cherchée comme sens, orientation, repère, indication, avec ses poteaux qui hélas, au gré des vents de l’histoire, deviennent des giratoires rotatifs, désorientant à souhait.

La pandémie s’entremêle avec notre vie, s’immisce et y joue les rythmes infernaux, mettant au pas tout le monde, les grands comme les petits. Elle y réalise tous ses caprices que nous prenons pour sévices, ces vices qui nous infectent et provoque le risque que notre vie toute entière ne dévisse.

Mais le livre que nous avons sous le bras, il n’est pas écrit en entier, il y reste des pages blanches, certaines écrites à l’encre sympathique de nos plus purs désirs d’en rester là, sans fuir. Mais cela ne se voit pas.

C’est celui que nous tenons sous le bras qui est déjà nominé pour gagner le Goncourt, le prix littéraire de la belle écriture qui fait rêver, qui permet d’échapper au covid-19, tout en s’en inspirant à souhait.

Les pages les plus marquantes sont celles qui relatent la vie dans le trouble, dans la détresse, où rien n’est certain, où il va falloir composer avec les éléments imprévisibles, au fur et à mesure que notre histoire covidienne avance, même si pas franchement désirable, mais à l’évidence de plus en plus prévisible.

On n’a jamais construit de récits haletants à partir d’éléments mièvres, car à l’eau de rose, suffocants. Les autres, ceux des générations passées eux aussi y sont passés, avec les moyens d’assistance de l’époque intégrée. La prière et la Bible en faisaient partie centrale pour éloigner le courroux et profiter des protections divines disposées à coups de processions rogatoires.

Mais avaient-ils plus de carburant pour brûler les aspérités des dépotoirs qui encrassent les filtres de l’espoir? Savaient-ils lire mieux que nous dans leur livre comment ne pas tomber dans le traquenard du désespoir ? En quoi est-ce utile pour nous de le savoir, leur vie fut la leur, nous avons la nôtre, et il nous en reste plein sous le bras.

Lire le livre de la vie, chacun le sien, pour y voir la sienne, suppose prendre du temps. L’ouvrir précautionneusement, y jeter un coup d’œil, puis un second, un autre encore, cette fois-ci avec les deux yeux grands ouverts. Sans peur, ni fard, ni fanfaronnade, ni gaugardisse, juste un zeste de surprise à peine irrévérencieuse en guise de bras d’honneur bien amical à tout ce qui d’elle, notre vie, nous échappe et nous met en cavale.

Mon texte est inachevé, comme le livre de chacune de nos vies, le reste s’écrit en direct, dans votre vie peut-être, dans la mienne sûrement, comme je viens de le dire.

Ouvrir un livre de la vie c’est pour ne plus le refermer, car il sera éternellement lu dans les béatitudes de tous les élus de tous les concours qui au ciel aboutissent et y perdurent.