Le Shabbat et le dimanche. C’est la troisième et dernière partie sur le thème du Shabbat et de ses lumières, à partir du livre de Anne-Christine Avril.

Quelle lumière pouvons-nous faire libérer de cette relation mise en regard entre le Shabbat et le dimanche? 

 

Le Shabbat et le dimanche sont décalés dans le temps, un jour qui suit l’autre. En les additionnant, d’un jour nous passons à deux jours. Mais cela ne suffit pas pour laisser le dimanche s’éclairer par le Shabbat. Certes, la succession des jours de samedi à dimanche induit une certaine continuité. Mais si on reste seulement dans la logique de la succession qui suppose un transfert pur et simple des compétences du Shabbat au dimanche, on insiste alors seulement sur la séparation. La mise à distance dans le christianisme à l’égard de Shabbat est alors la seule explication du rapport entre les deux. 

 

Or, la séparation ne l’emporte pas sur la continuité. Pour reprendre l’expression chère au pape Benoît, qui l’applique à la situation de l’Eglise catholique et sa réforme impulsée par le Concile Vatican II, le paradigme de continuité est plus important que le paradigme de rupture. Cette supériorité de la continuité sur la rupture, on peut l’appliquer aussi au rapport entre le Shabbat et le dimanche. Le paradigme de continuité est visible dans ce que le dimanche reçoit du Shabbat. Pour la rupture, du point de vue chrétien, plutôt que de parler de paradigme de rupture, il serait plus exact de parler de paradigme de l’accomplissement. 

 

Dans la perspective d’accomplissement (messianique), on peut voir comment le dimanche éclaire le Shabbat. Cependant, nous allons nous concentrer surtout sur la manière dont le Shabbat éclaire le dimanche. Comment le Shabbat éclaire le dimanche, en prenant en compte surtout le rapport au temps (les jours de la semaine) et les thèmes qui y sont associés (les sept jours de la création). 

 

Ce rapport entre le Shabbat et le dimanche est à situer dans un temps plus long que celui d’un jour. Les deux, le Shabbat et le dimanche sont décalés chronologiquement. Mais superposés symboliquement. Pour comprendre toute la portée de cette relation, l’auteur du livre se réfère aux trois jours qui comprennent et le shabbat et le dimanche. Mais tous les deux sont précédés du sixième jour de la création, qui est donc vendredi. Vendredi est le jour de la création d’Adam. A travers la mort et la résurrection du Christ, le vendredi est aussi le jour de la création d’un homme nouveau, dont l’existence va se révéler le Dimanche. Si le premier Adam était rendu vivant par le souffle divin, le second Adam a été créé dans le souffle que Jésus a rendu en expirant sur la croix, pour renaître le troisième jour comme un homme nouveau. 

 

Nous allons suivre la présentation de ces trois jours qui de plus vont se laisser englober par les huit jours. Le premier et le huitième (selon la Bible, l’Ancien et le Nouveau Testament confondus) donnant le cadre général à la notion finie du temps. 

 

Les évangiles en parlent en termes de sixième, septième et premier jour de la semaine.

Tout s’y passe pour respecter le Shabbat qui est le pivot de toute action occasionnée par la mort de Jésus. Le repos du Shabbat est observé. Joseph d’Arimathie ensevelit le corps de Jesus avant la tombée de la nuit. Pendant ce temps-là, les femmes ont déjà acheté de quoi embaumer le corps. Elles attendent la fin du Shabbat pour accomplir le rite funéraire. Entre les deux actions, l’ensevelissement et l’embaumement, le corps de Jésus repose. 

 

C’est le grand Shabbat de Jésus. Le grand Shabbat de Jésus est celui de son repos du Samedi saint. Le Shabbat juif et le grand Shabbat de Jésus sont plongés dans le même mystère, celui du repos du septième jour. Mais Dieu, rappelons-le, même quand il donne l’impression de se reposer, en fait il se retire pour laisser la place à la création, pour qu’elle gère ses affaires qui lui sont propres. Même dans cet état, il n’est jamais inactif. Jésus non plus. Reposant dans la mort, Jésus descend aux enfers, les siens. Il y repose, mais ce n’est pas pour autant qu’il n’agit pas. 

 

Plongé dans la nuit de l’abandon à la mort, Jésus descend aussi aux enfers des autres. Il visite ceux qui y séjournent, qui y sont comme des voyageurs bloqués dans un tunnel souterrain. Le sens de sa visite n’est pas seulement d’exprimer la solidarité avec eux, au moment où il les rejoint dans la même expérience. Il vient pour les libérer et les ramener à la vie. Leur attente peut se réaliser. Déjà le bon larron entend cette promesse. Lui en qui les pères de l’Eglise vont voir Adam, chassé du paradis, devenu mortel, mais pas mis à mort spirituellement. La vertu de l’espérance est fondée sur la promesse de vie donnée à un mortel. Jésus vient pour ramener Adam à la vie, et avec lui, tous les autres. Une telle descente aux enfers est pleine d’espérance. 

 

La lumière jaillira du tombeau. Adam est réintégré dans le jardin.

Une méditation chrétienne du V siècle emploie une image qui est suggestive dans sa logique et qui parle : “Puisque tu as cru, aujourd’hui tu seras dans le paradis d’Eden…. Comme signe, prends la Croix et va; c’est la clé de l’Eden.” (p.122). 

 

C’est donc le septième jour que Jésus est descendu aux enfers. Il respecte le repos du shabbat en étant aux affaires spirituelles comme son père l’était lors de la création. D’autant plus que, dans la tradition juive, le jour du shabbat suspend le deuil. C’est une journée pleine de joie et d’espérance pour les peuples qui se laissent revivifier par le contact avec la Torah et les célébrations du Shabbat.  

 

Alors la question que je me pose, c’est de savoir si ce n’est pas aussi à cause de sa descente aux enfers, que le grand Shabbat de Jésus suspend le deuil? Lui qui est le maître du Shabbat! Si oui, ce serait aussi une manifestation de la divinité de Jésus, car seulement Dieu peut-être supérieur au Shabbat.

 

La liturgie orthodoxe du Samedi Saint rend compte de cette relation profonde entre le Shabbat et le Samedi Saint : “Par l’accomplissement de sa mort, il célèbre le Shabbat dans sa chair et retourne dans sa gloire première pour la résurrection.” (p. 125). Une belle harmonie se dégage du Samedi Saint et du Shabbat, qui désormais cohabitent ensemble.  

 

Comme pour le Shabbat où Dieu se repose car il se retire pour attester de l’autonomie de la création; comme pour Jésus qui est au repos le Samedi Saint pour attester de la solidarité divine avec l’humanité blessée par le péché et le mal qui entraîne la mort; à son tour, le vide du tombeau est une attestation de la résurrection. C’est un événement qui touche à l’histoire humaine.

L’histoire humaine qui, dans la vision chrétienne, est avant tout linéaire avec une destinée et une finitude. Pas cyclique, sans fin. La résurrection s’inscrit dans cette linéarité comme un événement pivot de l’histoire humaine. La résurrection marque un avant et un après.  

 

En même temps, la résurrection, en tant que fait historique, échappe au temps pour se loger dans la dimension croyante des adeptes.

Telles les perles produites dans les gênes des mollusques, leur foi en la résurrection va attester de la véracité de leur expérience. Cela donnera lieu à la transmission du souvenir porté par chacun et consigné dans les écrits de référence fondamentale, qui constituent la tradition écrite, laquelle de génération en génération va s’enrichir de la tradition orale.

 

Pour résumer cette partie de la réflexion, je reprends la citation qui figure dans le livre. Celle du pape Benoît XVI sur le Samedi Saint, livrée le 2 mai 2010 à l’occasion de l’ostension du Saint Suaire dans la cathédrale de Turin:

 

“Dans ce “temps-au-delà-du temps”, Jésus Christ “est descendu aux enfers”. Que signifie cette expression? Elle signifie que Dieu, s’étant fait homme, est arrivé au point d’entrer dans la solitude extrême et absolue de l’homme, où ne parvient aucun rayon d’amour, où règne l’abandon total sans aucune parole de réconfort. Les enfers, où Jésus Christ, demeurant dans la mort, a franchi la porte de cette ultime solitude, pour nous guider également à la franchir avec Lui. 

 

Nous avons tous parfois ressenti une terrible sensation d’abandon, poursuit le pape, et ce qui nous fait le plus peur dans la mort, est précisément cela; comme des enfants, nous avons peur de rester seuls dans l’obscurité, et seule la présence d’une personne qui nous aime peut nous rassurer. Voila, c’est précisément ce qui est arrivé le jour du Samedi Saint: dans le royaume de Dieu mort, a retenti la voix de Dieu. 

 

L’impensable a eu lieu : c’est-a-dire que l’amour a pénétré “dans les enfers”. Dans l’obscurité extrême de la solitude humaine la plus absolue également, nous pouvons écouter une voix qui nous appelle et trouver une main qui nous prend et nous conduit au-dehors. L’être humain vit pour le fait qu’il est aimé et qu’il peut aimer; et si dans l’espace de la mort également, à pénétrer l’amour alors là est aussi arrivée la vie. À l’heure de la solitude extrême, nous ne serons jamais seuls”.

 

L’insistance sur le samedi Saint est justifiée à cause du Shabbat, c’est le Shabbat qui éclaire le repos du Samedi Saint. La foi chrétienne s’enracine dans le Shabbat et se fait comprendre dans sa propre manière de la vivre pour célébrer le Dieu de la libération et de la vie éternelle.

 

Le troisième jour, il est ressuscité. Dans l’Ancien Testament les occurrences du troisième jour ont pour référence la résurrection des morts. Or, le Nouveau Testament ne relie pas immédiatement les occurrences du troisième jour à la résurrection du Christ, mais comme dans l’Ancien Testament, il relate l’expérience de passage, voire d’une révélation. Quelques citations suffisent:

 

“Le troisième jour, il eut des noces de Cana”;

“Il advient, au bout de trois jours, qu’ils le trouvèrent dans le Temple”;

“Le troisième jour… les matelots jetèrent les agrès à la mer”;

“Trois jours après, Paul convoqua les notables juifs de Rome”.

 

Or, la résurrection de Lazare a lieu le quatrième jour. Est-ce pour signifier que Jésus n’est pas limité au troisième jour et surtout que l’espoir sera toujours récompensé? Puisque les commentaires vont dans ce sens, il est permis d’émettre cette hypothèse. 

 

Un autre lapse de temps est à prendre en compte à ce stade de la présentation du rapport entre le Shabbat et le dimanche. Il résulte de la superposition du premier jour de la semaine avec le premier jour de la semaine suivante, appelé aussi le huitième. Le lapse de temps qui dure du premier jour jusqu’au huitième jour. D’où la tradition des célébrations durant l’Octave, c’est-a-dire huit jours de suite. La tradition chrétienne est précédée par la tradition juive, là aussi. 

 

La fête de purification et des lumières, Hanouka, tout comme Soukkot, la fête des tentes, dure huit jours etc. Parmi les explications données par des rabbins, se trouve celle-ci:

 

“Alors que sept représente l’ordre naturel du monde (les sept jours de la semaine, le cycle de sept ans pour la Chemita [rk-une année de jachère], etc.), le nombre huit représente le lien entre Dieu et le peuple juif qui transcende l’ordre naturel. C’est pour cette raison que la fête de Hanouka, qui représente ce lien supra-rationnel, fut établie pour huit jours. De même, nous trouvons dans les sources midrashiques que l’ère de la rédemption finale est représentée par le nombre huit, qui reflète une relation avec Dieu qui est supérieure à la nature.”

 

Dans le christianisme, le huitième jour est aussi le jour qui ouvre une nouvelle ère, celle de la rédemption. D’où la coutume liturgique de célébrer les huit jours suivant une grande fête. Ainsi donc déjà les disciples sont réunis le huitième jour après la résurrection de Jésus (Jean 20, 26). Dans l’Eglise catholique depuis 1955 nous avons trois octaves pour solenniser Noël, Pâques et Pentecôte. 

 

Avec la résurrection de Jésus, l’humanité entre dans un jour Un. Cette appellation vient de Moïse qui ne l’appelle pas le premier jour, mais jour Un. Jour Un est celui de la nouvelle création, celui où “au temps du soir il y aura de la lumière” (Zacharie 14, 7). Dans la prophétie de Zacharie, ce jour Un est connu seulement de Dieu lui-même. Pour les Chrétiens, il est dans la résurrection de Jésus. Le Jour Un c’est “le Jour du Seigneur”.

 

La nouvelle création est restaurée par Dieu, elle en est sanctifiée. Par conséquent, dans une telle perspective de la valeur du jour Un, le Corps du Christ en tant que temple qui recèle la présence divine, par sa présence dans le monde, sanctifie aussi tout l’espace. Il sanctifie aussi le temps, pas seulement celui du Shabbat et donc du Dimanche, mais aussi celui de toute la semaine. 

 

Par conséquent, là aussi, la distinction entre le sacré et le profane n’est plus opératoire, elle perd toute sa pertinence. Il y a seulement à garder à l’esprit la distinction entre les lieux et les espaces sous l’influence de la grâce d’un côté, et les lieux et les espaces sous l’influence du péché de l’autre. Mais la lumière est promise pour chasser les ténèbres du péché et celles de la mort avec lesquelles les ténèbres du péché se sont liguées. 

 

Dans la résurrection du Christ, tout est sanctifié. Et il tarde aux chrétiens de voir reconnaître une telle évidence par toute la création. Le dimanche, appelé le Jour du Seigneur, est célébré pour signifier le désir de Dieu de vouloir, à partir du Dimanche, sanctifier toute la semaine. Déjà, rappelons-le, selon la vision juive, les six jours de la création sont orientés vers le septième. C’est de lui que les six jours de la semaine reçoivent le sens de leur existence et les forces nécessaires pour ne pas défaillir en chemin d’un Shabbat à l’autre, d’un dimanche à l’autre. 

 

Dans le jour Un se niche “déjà là” et “pas encore” eschatologique. Tout est donné dans ce jour, tout est sanctifié, mais tout n’est pas encore révélé comme tel, tout n’est pas encore accueilli.

 

Pour terminer cette présentation du Shabbat en regard avec le Grand Shabbat de Jésus, je me réfère à la conclusion de l’auteur du livre sur lequel je me suis appuyé pour cette présentation en trois étapes: 

 

“Le Shabbat, tel qu’il est vécu par Israël, continue donc à être partie intégrale du plan de salut. … Les chrétiens sont appelés à intégrer dans leur vie de foi et dans la liturgie de chaque semaine ce triduum sacré en s’enracinant dans son terreau biblique et juif. Ils sont invités à recevoir du peuple juif d’hier et d’aujourd’hui le beau sens du Shabbat et, loin de le mettre à l’ombre du Dimanche, à le laisser éclairer d’une lumière nouvelle le Jour du Seigneur.” (p.134).

 

Une autre citation, celle de saint Grégoire de Nysse qui donne l’ultime touche au contenu du livre: 

 

“Avec quels yeux pourras-tu regarder le dimanche en face après avoir déshonoré le Shabbat? Ne sais-tu pas que ces deux jours sont frères? Et si tu commets une offense à l’un, tu offenses également l’autre”. 

 

Dans la tradition chrétienne l’observance du Shabbat est techniquement rendue caduque par Celui qui a accompli les Shabbat. Pourtant plusieurs courants chrétiens et catholiques pratiquent le Shabbat pour signifier le lien avec le peuple d’Israël. Pour l’observer, il est aussi possible d’étendre son observance au-delà de l’observance du rituel de Shabbat. Les racines juives du dimanche sont à vivifier non pas par une imitation du rituel, mais en esprit et en vérité.

L’esprit de l’espérance juive et la vérité de la révélation fournissent des lumières pour célébrer la grandeur de Dieu, dont tout Shabbat est rempli.