– Qu’est-ce que vous voyez, demande le professeur de philosophie, aux étudiants?

– Une ombre ronde ! Répondent-ils.

– Bien, et maintenant regardez l’objet qui fait cette ombre.

– C’est un verre!

– Est-il à moitié plein ou à moitié vide ?

Un peu perplexe, fleurant un piège, ils hésitent. Puis l’un d’entre eux ose dire que le verre est totalement vide.

– Bien, mais pourquoi une telle affirmation?

– Parce que, continue l’étudiant, le verre, pour produire une ombre sous forme d’un rond parfait, doit être positionné parfaitement à l’horizontal, s’il était incliné, son ombre serait ovale.

Le professeur, pas mécontent de la réaction de l’étudiant, reste un moment silencieux, comme s’il était absorbé par quelque chose.

Le lendemain, une des étudiantes fait une découverte étonnante, elle est allée s’acheter une robe dans un magasin plutôt chic. Il y avait comme souvent des miroirs qui lui renvoyaient l’image d’elle-même plus belle que d’accoutumée, l’allongement des jambes y étant pour quelque chose.

– Qu’est-ce qu’elle me va bien cette robe, constate-t-elle en s’imaginant la porter. Une fois rentrée, un peu déçue, elle essaye de se laisser convaincre que la robe lui va bien car elle allonge sa silhouette, mettant son corps en valeur.

 Même si, depuis longtemps, elle avait une idée de son corps laissant plutôt à désirer; au moins là, une certaine réparation de son image fut gratifiante.

La semaine suivante, elle alla à la fac vêtue de cette robe, pour tester les réactions de son entourage. Elle fit quelques envieuses parmi ses copines, sans pour autant bénéficier de l’amélioration de son image, celle de son corps, pour être précis.

Et chez les garçons, la robe devint même objet de quelques plaisanteries, t’as vu comme elle s’est améliorée, comme une limace vêtue d’un chapeau de paille.

Ce même jour, le cours de philosophie portait sur le siècle des Lumières. Un étudiant objecta avec assurance : pourquoi parler d’un siècle, comme si ces effets n’avaient pas perduré au-delà!

Le professeur précise alors sa pensée, oui, vous avez raison, dit-il, la lumière ne disparaît jamais, à moins qu’elle ne soit absorbée par la matière quelconque qui la capture à l’intérieur, et ainsi emprisonnée, la garde pour elle sans aucune utilité, sauf parfois pour la faire chauffer à blanc. Ou alors la matière la réverbère tout au moins en partie pour envoyer des faisceaux lumineux dans une autre direction, tout en la chauffant aussi.

Et en continuant son raisonnement, sans pour autant être sûr d’être bien compris, il pose la question: pourquoi sous le lampadaire il fait le plus sombre? Là, la perplexité de l’auditoire est visible sur les visages.

 

Comme pour le miroir des boutiques, le siècle des Lumières est là pour inciter à vendre des idées avec un éclairage approprié, une sorte de quincaillerie où chacun peut trouver une lampe pour lire, un éclairage d’ambiance ou encore celui des marches pour accéder au grenier; tout cela servant à avancer au milieu des ténèbres, mais dans la lumière. Dans la tête du professeur, tout s’accélère… 

 

Lors d’un déjeuner de travail, je suis intrigué par un ensemble de miroirs accrochés au mur du salon. Quatre panneaux de verre à surface plane, dont chacun est divisé en deux, chaque partie ayant une inclinaison différente, vers le haut, le bas, la gauche, la droite, avec les variantes d’inclinaisons en biais.

 

L’image n’est jamais déformée, mais toujours parcellaire. La réalité n’est pas altérée, mais tronquée. Cela aurait sans doute aussi inspiré le professeur qui médite si souvent sur le verre à moitié plein et à moitié autre chose. 

Celui auquel je pense, car il m’avait marqué par la justesse de ses propos lors des diverses considérations philosophiques, avait un bec de lièvre, la raison pour laquelle il portait une abondante barbe qui, rien qu’à l’œil, faisaient de lui un sage, un respectable.

Je l’ai convoqué devant ce tableau composé de miroirs pour le voir agir non seulement dans un amphi, mais aussi dans un salon (comme quoi, il n’y a pas que du futile voir nuisible dans les discussions de salons actuels, comme de toujours). 

***

Si ce n’est pas déformé, se dit-il, c’est donc conforme à la réalité telle que l’œil peut percevoir les deux côtés du miroir. 

Mais comme toujours, il n’est pas encore au bout de ses peines, si la lumière permet de constater la réalité visible, quelle lumière faut-il pour constater la présence de celle qui n’est pas visible, si toutefois une telle réalité existe, ce que les philosophes des Lumières affirment, d’ailleurs c’est la raison pour laquelle ils essayent de faire sortir des ténèbres tous les ignorants.

Cependant, il n’est pas certain qu’il n’y ait que cela dans ce passage des ténèbres à la lumière. Rien qu’à songer aux mondes parallèles, ce qui annonce une sacré bataille rhétorique entre les grammairiens de la métaphysique et ceux de la physique, et tout cela dans un contexte des progrès sur le metaverse et sur l’humanité augmentée, qui, les deux, auront besoin aussi d’un sacré coup de projecteur.

Plus il avance en présence de tels verres éclatés dans ses yeux et dans sa tête, à faire frémir le corps entier, plus tout lui paraît de plus en plus flou, et ceci pas vraiment à cause de la défaillance de ses yeux, mais parce que plus il met de la lumière dans tout cela et dans sa tête qui l’absorbe via sa rétine grande ouverte, moins il voit. 

Sous le lampadaire, il fait vraiment sombre, mais au moins ça éclaire les autres, c’est déjà cela, pour lui-même, il faudra bien qu’il se débrouille.

Cependant ce qu’il avait déjà vu, lui permet de continuer à voir ce qu’il n’avait pas encore vu, heureusement qu’il a encore une bonne mémoire, celle du passé et celle du futur aussi un peu.  

Intrigué par les miroirs, dont l’étrangeté l’a fait sortir de sa torpeur philosophique, et même existentielle, il constate en effet, que suivant l’endroit, d’où on regarde, on ne voit pas la même luminosité de chacun de ces huit morceaux de verre, chacun rendant visible une autre partie de la pièce. 

 

Et évidemment, ce que l’on voit dedans, change selon l’endroit d’où l’on regarde. On peut y capter une partie d’un autre tableau sur le mur perpendiculaire, un éclairage se reflétant en haut ou en bas….

 

À la lumière de ce tableau qui n’en est pas un car son contenu n’est qu’une série d’images reflétées, mais qui ne déforme rien, juste éclaire différemment, la lecture de la légende talmudique sur les morceaux brisés d’un miroir vient éclairer y compris les Lumières.

 

La multitude des lumières n’est que la multitude des morceaux d’un immense miroir aux dimensions de l’humanité entière, et de l’univers avec ce qu’il recèle.

 

Les tables de la loi brisées par Moïse aux pieds du Sinaï expriment la “douce” (ça aurait pu être pire!) colère de l’Éternel qui se sert de son serviteur -en effet c’était plus adroit de charger d’une telle mission un humain que jouer au père fouettard directement- pour dire ce qu’il pense de sa création qui déforme tout, pourtant faite à son image et lui ressemblant. 

 

Peut-être un peu à tout va, car maintenant il faut ramasser les pots cassés, les collecter, en récolter les fruits, et veiller à ce qu’ils ne soient brisés de nouveau.

 

Dans cet émiettement d’éclats d’un miroir brisé en tout petits morceaux, tellement petits qu’il n’y a aucun risque de se blesser, ce n’est pas bien grave de confondre le miroir avec la source de la lumière.

 

Ça pouvait même arriver à certaines créatures célestes devant le miroir entier qui reflète la face de l’Éternel, et qui par le coup de leur mauvais sort, pour lumière ont seulement les flammes ardentes de l’Enfer.

 

Vous êtes la lumière du monde, Jésus prévient contre la négligence dans ce domaine. Celui qui porte la lumière, même un moment, est tellement illuminé de l’intérieur que surtout son entourage finit par ne plus voir la différence entre lui et la source. 

 

Mais lui, le chrétien, saura garder en éveil la mémoire de la source, et parfois l’entourage arrive à faire le même constat. 

 

Tout le problème avec les Lumières et d’autres illuminations est là, dans cette soft power connection avec la source des différents ruisseaux qui jaillissent du fond de la montagne où l’esprit humain se hisse pour y chercher la vérité et qui sont pris pour sources originales.

 

S’il y a plusieurs sources, elles doivent nécessairement venir d’une source unique; miroir, miroir, dis-moi où est-elle, la source véritable, demande l’apprenti en philosophie en regardant au fond d’un puits. 

 

Et en réponse, il entend l’écho qui amplifie sa voix et il cherche à savoir si c’est une réponse, pas très satisfaisante, ou une autre question, celle-ci au moins incitant à ne pas s’arrêter de poser des questions, mais peut être, ce serait plus efficace en retirant la tête et surtout le regard du fond du puits.

 

Certes, le nombre d’embrouilles qu’il peut y avoir dans la recherche de la source première, conduit à une prudence d’interprétation. Les âmes les plus simples ou les plus avisées, ce qui revient au même, le savent à la perfection. Mais le chemin qui y conduit est parfois un peu laborieux. 

 

C’est ainsi qu’il y a quelque temps, un chauffeur de taxi m’a dit qu’il croyait au Malin et ceci à cause de la présence du mal dans le monde. Mais en revanche, il ne savait plus très bien en quel Dieu croire, tellement les morceaux brisés du miroir provoquant le doute l’arrêtaient sur le chemin de la décision.  

 

L’indécision conduit souvent à l’abandon de toute poursuite, mais comment ne pas comprendre quelqu’un qui, dans toutes les religions et leurs dieux, fleure une forte empreinte humaine, laquelle se présente sous une forme contraignante, or, dans une démarche de foi, tout au moins au début, on veut à tout prix préserver sa propre liberté. 

 

Et on ne va plier devant celle de l’Éternel, ou seulement en dernier ressort, après avoir tout épuisé pour y échapper, parfois jusqu’au dernier souffle. 

 

Entre : Que ta volonté soit faite! et De l’air, j’étouffe!, la contrainte devient chemin de liberté, mais tant que l’on n’y a pas mis le pied, on ne sait pas de quoi elle est faite. 

 

Méfiez-vous des miroirs, méfiez-vous des “scribes”, ces derniers ont l’honneur d’occuper le devant de la scène que le discours de Jésus place dans l’Évangile d’aujourd’hui.

 

Est-ce que Cléopâtre avait besoin d’un miroir, sans doute oui, car si cela n’était pas nécessaire pour se coiffer joliment comme elle l’était, les servantes s’exécutaient au poil; mais pour être bien appréciée par les autres, sa beauté devait se laisser voir par la porteuse d’un si joli corps, la valeur ajoutée, absorbée par ses habits puis reflétée ne pouvait en effet que l’embellir dans les yeux des autres.

 

Elle avait besoin de savoir ce que les autres admiraient en elle, pour finalement se rendre encore plus belle, ce qu’elle découvrait au fur et à mesure qu’elle progressait dans cette idée. 

 

La force de la persuasion d’autosatisfaction aide à faire progresser l’idée de la valeur ajoutée, la raison pour laquelle on paye (certains le font) très cher pour un sac à main qui est fait de la matière utilisée pour fabriquer les sacs poubelles, dont la forme ne peut faire hésiter sur le lien entre l’usage commun des poubelles… et ceux portés à la main.

 

La Conscience connectée à la réalité constatée par d’autres agit comme un éclairage supplémentaire, voire nouveau, jusqu’à y trouver la source même de la beauté ainsi éclairée.

 

Cléopâtre moderne est entourée de nombreux miroirs, elle s’y perd parfois, tellement il y en a, et ça bouge tout le temps dans tous les sens, elle ne sait plus s’il faut oui ou non se laisser vêtir d’un gadget publicitaire qui fait plaisir et sert surtout au terminal bancaire, mais, dans le regard des autres, elle en est le premier bénéficiaire. Elle ou Lui, ou encore Yeil, les morceaux de nombreux éclats de vie jonchent le chemin qui mène à la source véritable.

 

Oui, les petits mensonges, comme celui de l’étudiante dans le palais des glaces ou on achète des robes, favorisent parfois l’accroissement du sentiment de bonheur. Est-ce vraiment une tricherie, sans doute un peu, mais une toute petite qu’on ne comptabilise même pas dans les pertes de qui ou de quoi que ce soit.

 

Le professeur est rentré ce jour-là avec, comme souvent, une énigme qu’il n’a pas encore pu résoudre. Est-il possible qu’un verre posé en biais puisse à la fois être un rond et en même temps être à moitié plein. C’est sûrement possible, mais il lui fallait quelques expériences avec des verres de différentes tailles pour conclure.

 

Il était content de lui-même, le verre de ses savoirs était toujours moitié plein moitié vide, ou plus exactement moitié plein de choses définissables et moitié vide des mots pour identifier ce qui pourrait y être dedans ; cela n’était aucunement synonyme d’optimisme ou de pessimisme, juste un constat que la lumière était aussi nécessaire pour indiquer le plein que pour indiquer le prétendu vide. 

 

La lumière absorbée, reflétée ou partie dans l’immensité de l’espace, peu de concurrence avec d’autres lumières, tellement l’espace de l’univers est toujours sous l’abat-jour des luminaires dont la luminosité est bien limitée, mais satisfaisante même pour l’esprit éclairé qui cherche beaucoup. Tout cela n’est finalement rien, modestie oblige! comparé avec ce que les autres portent comme lumière, l’essentiel est de ne pas confondre le photophore avec le thurifère.

 

Les journées les plus longues de l’année en alternance d’un hémisphère à l’autre sont une excellente occasion pour nous pencher sur toutes les sources de nos lumières, les vers luisants sortent de la terre à la Saint-Jean pour repousser encore plus les ténèbres, alors qu’ils sont déjà si bien assaillis par le soleil du jour qui dure.  

 

Tout le monde cherche accès à la lumière, les lucioles ou les gros projecteurs reflètent la nature et le désir humain pour guider les autres et parfois les mettre au pas. D’une lumière du jour à la lumière de la nuit, il n’y a qu’un pas. 

 

Miroir, miroir dis moi ce que j’y vois? Ce n’est pas toi, mais moi.

 

Le professeur de philosophie, absorbé par cette pensée et d’autres semblables, déambulait lentement au rythme de lumières qu’il recevait. 

 

L’image, répétait-il dans sa tête de façon si attentive que l’on aurait dit que ces lèvres bougeaient au rythme des mots, si donc l’image n’est jamais déformée, les miroirs planes le garantissent, elle est toujours parcellaire. La réalité n’est pas altérée, mais tronquée. 

La réalité n’est pas altérée, mais tronquée, pas altérée mais tronquée, tronquée…. Et si tout cela n’avait aucun sens, se dit-il las. 

Soudain, il accélère le pas comme s’il voulait quitter l’endroit d’où ont jailli de telles pensées déconstructionnistes mais constructives, sans doute trop constructives, car elles venaient finalement ombrager sa liberté de pensée. 

Après quelques centaines de mètres il a dû ralentir le pas, l’âge des artères n’est pas vraiment réversible. Mais cela n’était pas uniquement dû à son âge.

 

Depuis longtemps, il savait qu’en matière de lumière, il ne fallait surtout pas être trop pressé.