Mont Athos et Météores

 

C’est un rêve : aller surtout au Mont Athos pour passer du temps dans un de nombreux monastères haut perchés accrochés aux parois de la majestueuse montagne qui le tient surélevé au-dessus de la mer ou sur le sommet d’une excroissance rocheuse; sans le risque de le faire tomber avec ses occupants par inadvertance ou pis par manque de foi; foi, qui, lorsqu’elle est vigoureuse, défiant la loi de la gravité terrestre, émane d’une force d’attraction vers le ciel qu’aucune lourdeur terrestre ne semble contredire.

 

Et tout y tient dans un équilibre que d’une façon unique, seuls les moines grecs savent tenir. A la conviction chevillée au corps d’être dans les mains des Muses de l’art religieux, ils joignent une inlassable quête du spirituel en vue de leur transformation pour devenir transparents à eux-mêmes, pour devenir translucides à l’action de leur maître, pour devenir et demeurer des êtres métamorphosés ; une sorte de réincarnation chrétienne réussie une fois pour toutes.

 

C’est une démarche qui aux dires de l’un d’entre eux s’apparente à celle des moines bouddhistes ; c’est une inspirante continuation entre l’Orient et l’Occident, les moines orthodoxes y participent avec leur spiritualité rigoureusement travaillée qui fait d’eux des hommes de conviction qui souvent ne mâchent pas les mots pour dire où est le bien et où est le mal.

 

Ça c’est pour l’imaginaire nourri de quelques bribes de connaissances. Ni une vague idée d’un certain nombre de monastères existant sur le mont Athos, ni une nébuleuse de Météores n’a suffi pour coller au réel.

 

Les Météores dont le nom à caractère cosmique donne à penser que les dieux du Panthéon grec se sont mis d’accord pour envoyer quelques débris célestes arrachés à la libre circulation des biens intergalactiques et déposés délibérément à cet endroit où la Vierge, une déesse hautement plus qualifiée, est là pour tenir des propos des plus pacifiques.

 

Si cependant la volonté de sanctifier cette terre par mandat divin n’est pas vraiment réalisée, la Vierge peut alors faire décocher les flèches des désamours en représailles célestes à l’égard de terres sur lesquelles l’Éternel a jeté son divin dévolu sans équivoque.

 

Le glaive tranchant souvent représenté dans la pictographie orthodoxe ne laisse aucune équivoque sur son rôle symbolique et réel par conséquent. Le serpent et la pomme sont bien là tapis au fond de bonnes consciences dont la bonté a surtout pour fonction de rassurer les éventuels co-créateurs d’un monde nouveau, bonnes consciences pimentées par de l’humour salutaire pour une mise à distance indispensable dans le rapport à toutes constructions symboliques que certains soupçonnent porteuses de légèreté et sans doute moins divin.

 

Heureusement à Athos et aux Météores, la volonté maternelle de la Vierge fut scrupuleusement respectée et les œuvres de construction des monastères dans de tels endroits insolites accomplies. Dès le huitième siècle la sanctification par les prières récitées psalmodiées chantées en polyphonie que seuls les sons des cloches pour les grandes fêtes peuvent orner d’une pureté cristalline jaillissante du métal, celle des Vox servitorum.

 

Quelle volonté fallait-il avoir pour hisser sur des boursouflures rocheuses, pierre par pierre, des signes de la présence divine parmi les hommes.

 

Et sans doute les moyens aussi, mais la Providence veille.

 

Au mont Athos, et même aux Météores, des monastères, il y en a plein : une vingtaine principale sur la presqu’île et une bonne dizaine dans les terres et plusieurs sur les Météores.

 

La visite d’Athos prévue pour trois jours se limite finalement à deux monastères Majestic Lavras et Ivieron.

 

Les distances à parcourir dans la montagne sur des routes souvent caillouteuses limitent les envies. Mais on n’est pas déçu du voyage.

 

Déjà le départ de Uranopolis, un village transformé en station balnéaire, nous a réservé quelques surprises.

 

Une attente de deux heures initialement prévues par le vendeur de billets a pu être raccourci de moitié, et ce moyennant l’achat de nouveaux billets, alors que les anciens sont tombés dans les oubliettes, celles d’une compagnie privée, mais désormais tombée dans le “domaine public”.

 

Fort d’une conviction selon laquelle prendre du temps pour les déplacements serait une nécessité à ne pas négliger, nous avons offert les deux premiers billets aux dieux d’Olympe et même avons répondu correctement au Cerbère qui voulait savoir la réponse sur la devinette : quatre, deux, trois=Homo recticus, de sexe masculin, au fil des âges dès l’enfance jusqu’à la vieillesse, pour pouvoir entrer en territoire d’administration très spéciale.

 

Le Mont-Athos n’est pas qu’un mont, c’est surtout une chaîne de montage qui s’étale sur toute la presqu’île comme il y en a plein en Grèce qui par rapport à la superficie de son territoire sur terre ferme, doit être dans les premiers pays avec une longueur de côtes aussi considérables.

 

C’est comme pour les boyaux qui chez les Homo sapiens sont longs d’une quinzaine de mètres, chez certains ils sont encore plus longs, ce qui double le travail de digestion et peut-être même d’assimilation, mais coûte cher au propriétaire au moment de la vidange gazeuse, l’anomalie de la nature cachée et parfois comparable à celle bien visible, les côtes grecques sont de longueur comparable à celle des boyaux anormalement longs et c’est sans doute nécessaire pour pouvoir digérer l’histoire du territoire longue de plusieurs millénaires, sans passer pour grossier la libération du méthane produit est une question de déséquilibre écologique dont il faut tous assumer les conséquences.

 

Digérer une géographie (une histoire-géo dans le système français) quitte à y insister, aussi particulière qu’est celle de la Grèce, n’est cependant rien en comparaison avec les inconvénients que représente la tuyauterie anormalement longue du corps humain, mais la géographie a toujours son histoire et en Grèce celle-ci est particulièrement riche.

 

Nous sommes arrivés par bateau jusqu’à Dafni, déjà en territoire de Mont-Athos. Loin de nous imaginer ce qui nous attend, nous avons embarqué dans un minibus qui nous a amené à Karyes, la capitale administrative du territoire, comme on nous a informé, de la juridiction byzantine.

 

Pour le moment nous n’avons pas pu savoir en quoi consiste la particularité de la structure sociale byzantine appliquée au Mont-Athos, mais ne désespérons pas, c’est la fin du premier jour.

 

Et là une belle cascade de rencontres insolites, un, deux, trois… Avec un moine, avec un SDF au mont Athos, et un jeune ascète aussi.

 

Le moine qui nous entendait parler entame l’échange, l’identification de l’accent suisse est finalement à corriger, la Haute-Savoie a plus la cote, l’invocation de la beauté des Alpes provoque pour ce moine originaire de Paris, une jouissance dont il n’aura aucunement à rougir.

 

Tous les clichés sur les moines du Mont-Athos semblent fonctionner à merveille, la réciproque est aussi vraie.

 

En quelques minutes les escarmouches se transforment en pugilat verbal, poli, mais extrêmement franc de part et d’autre. Et cela me plaît, entrer dans le vif du débat sans tâtonnements préalables parfois interminables qui pour la plupart du temps se soldent par un non-lieu, mais là c’est cela une rencontre.

 

Et espérer échanger en vérité avec quelqu’un qui ne pense pas comme vous, c’est presque certain d’apprendre et corriger l’éclairage et l’angle du regard, le sien.

 

C’est lui qui finit par insister sur le souhait de garder contact, de notre côté cela met nos cœurs en joie. C’est promis je lui écris sous peu.

 

Nous nous sommes déjà dit beaucoup de choses, mais chacun sans doute garde de la matière pour interroger, parce que s’interrogeant.

 

C’est sûr, entre autres, je voudrais échanger avec lui sur la différence et le rapport entre la solidité de la foi et la raideur des convictions.

 

Le second est un Russe ou en tout cas un russophone qui boit, à moins de nourrir sa spiritualité dans la vodka, en devenant immédiatement très friendly et qui pour exprimer son étonnement en apprenant que nous sommes à Hong Kong ponctué par des « po, po, po », à moins que l’orthographe soit différente ce qui modifierait un peu le sens.

 

Le troisième est aussi un Français, le plus jeune, apparemment un sdf parisien à la régulière qui désormais tout en demeurant dans cette condition de vagabond sans domicile fixe se transforme en ascète le plus orthodoxe qui soit. Revêtu d’un tissu grisâtre épais, une sorte de bure, à moins que ce ne soit la tunique du disciple du Christ, il vit d’amour de son maître et d’eau fraîche que l’on trouve partout dans la montagne sacrée.

 

Lavras Monastère, vu la capacité de réfectoire et en comparaison avec certains d’autres, il n’y pas beaucoup de moines, dispose cependant d’un plus grand territoire avec des moines ermites. Gouvernance hiérarchique stricte.

 

Deuxième jour, cap sur Ivieron, un autre monastère, une forteresse comme la précédente, tout y est unique, hors du commun.

 

Si le Majestic Lavras est situé dans la montagne au pied du mont Athos d’où le nom du Territoire régi sous la loi byzantine marquée par l’hospitalité sans contrepartie attendue ou même possible, l’Ivieron est situé en bordure de la mer sur laquelle pas un chat même mouillé, ce qui ne risque pas de se produire vu la sécheresse particulièrement ignigène cette année, cela change de Hong Kong, les chants durant les offices comme on les attendait en polyphonie fait décoller de la terre, soutiennent et élèvent; seulement d’innombrables icônes font comprendre que les dieux sont descendus parmi les hommes, alors que les hommes sont instamment priés de se laisser emporter, dans les règles de l’art bien entendu. Hommes tous seuls, pas une femme à l’horizon, et pour cause, le territoire, et ce depuis le moyen âge, est réservé exclusivement aux hommes, une belle solution à la concupiscence. Heureusement que la symbolique vient à la rescousse de l’imaginaire spirituellement soutenu et ainsi transformé pour intégrer de façon iconographique l’apport féminin et ainsi tant soit peu pour équilibrer les relations hommes femmes en général.

 

L’échange avec l’un d’entre eux, frère Eugène, permet de comprendre beaucoup de choses sur l’organisation des monastères, les financements et même sur l’absence de femmes.

 

Les seules femmes autorisées sont toutes mortes, remarque-t-il pour expliquer le caractère finalement bien déséquilibré, mais en quoi cela peut avoir du bon: en premier la Vierge Marie à qui la dévotion de tout le mont Athos fait le cœur de l’organisation spirituelle, avec quelques-unes autres grandes figures féminines de la chrétienté, mais la seule citée fut st Catherine ce qui suggère la parenté spirituelle avec le mont Sinaï, pour les autres je ne suis même pas certain d’avoir bien compris qu’elles figurent sur la liste et si je le suggère c’est probablement plus pour me consoler que par souci de vérité.

 

En comparaison avec nos hôtes de la veille, je retiens une proximité humaine sous forme d’échanges si ce n’est seulement de sourires, tout au moins ceux d’amabilités qui embellissent encore davantage l’élégance que donne les habits noirs des moines qui vont et viennent dans la cour entre l’entrée, l’église et le réfectoire, le mélange avec les pèlerins constitue le paysage le plus naturel, où personne ne s’étonne de la présence de l’autre, sans doute l’hospitalité byzantine y est finalement pour beaucoup.

 

Mais c’est quoi au juste cette hospitalité ?! Accueil en frères (pour l’accueil des sœurs c’est uniquement par l’image pieuse donc les icônes) sans condition (le laissez-passer obtenu au préalable suffit), sans questions intrusives ou autres, sans l’obligation de payer le séjour et les repas, la donation suffit.

 

Au XX siècles les donations privées se sont effondrées, suivi d’une baisse de vocations (de 7.000 au plus fort du développement, on passe à 1.300 en 1970 pour se stabiliser ces dernières années à 2.300 moines répartis dans une vingtaine de Monastères et de nombreuses autres dépendances d’ermites etc.

 

Souvent les moines possèdent une maison en ville Karyes qui est la capitale du territoire d’où la présence d’un haut fonctionnaire d’État grec, les délégués de chaque monastère siègent pour gérer la vie sociale etc.

 

Comme ceux de Athos, le troisième jour à Kalambaka les Météores sortent de la brume de mon imaginaire pour se laisser dévoiler dans leur majesté naturelle coiffées des couronnes d’étoiles qui tels des nids complètent l’œuvre commune du mariage du cosmos avec ses habitants.

 

Les icônes et polychromies là encore se surpassent dans le désir de rendre hommage au créateur sauveur en recouvrant les surfaces des cerkiews pour tapir leur intérieur d’une bonté divine promise et déjà en cours de sa réalisation. L’hospitalité Byzantine des moines d’Athos le prouve, celle des Météores moins marquée s’exprime par la mise à disposition de tout visiteur désireux d’un contact instructif, d’une hospitalité touristique standardisée pour satisfaire la curiosité à la recherche d’émotions nouvelles riches en adrénaline.

 

Athos toujours vivant des prières de moines, Météores déjà plus versés sur le service de l’humain sans forcément entrer dans le rapport existentiel avec la spiritualité et ses conséquences codifiées par les normes intégrées et assumées dans les choix des adeptes déclarés.

 

Par leur sécularisation, paradoxalement ce sont les Météores qui sont le plus catholicos, universels, alors que ceux du Mont-Athos gardent vivante l’empreinte de l’orthodoxie concentrée sur le maintien de la pureté de la foi des Pères (de l’Église).

 

La visite d’une boutique d’icône et la rencontre avec l’artiste qui peint à ses heures perdues entre deux visiteurs, nous y a bien préparé. Visiblement pas très dérangée elle était en train de réaliser une commande, toutes les icônes sont des œuvres originales peintes de ses mains et surtout de son cœur ❤️, car elle en a et cela se communique jusqu’aux lieux de ses commandes et au-delà.

 

Et le coucher de soleil sur les météores voile le jour d’un tissu léger que portent les déesses couvertes de décence que la nuit réserve à ceux qui s’y plongent avec volupté des cœurs rassasiés. Le souvenir du réfectoire dans le Magestic Lawras équipé des tables pluriséculaires en marbres (toutes les œuvres d’art sont actuellement répertoriées à Athènes) disposées de part et d’autre de l’allée centrale par laquelle moines et pèlerins pénètrent, taillées et sculptées en ovales arrondis pour y mettre une douzaine de convives qui tels les apôtres participent en pèlerins dociles aux exigences du temps à la dernière et pour la plupart unique scène, assis sur les bancs qui de la même pierre courent un peu plus bas.

 

N’ont rien de pareil les tables en marbre massif, une imitation suggérée des antiques autels chrétiens hérités des aïeux païens, n’ont rien de pareil non plus les murs et jusqu’au plafond voûté recouverts des polychromies édifiantes, tels les tatouages pour couvrir la totalité de la surface disponible du torse d’un athlète pour, sinon cacher la laideur d’un mur et du plafond nus pour l’embellir comme sur le torse d’un athlète qui croit en la nécessité d’un revêtement pareil.

 

Un tel environnement magnétisant les yeux fait oublier le repas à terminer en vingt minutes pétantes (on ignorait la durée requise, peut être trente, mais c’était si court) puis en procession dans un ordre rituel qui respecte la priorité des moines sur leurs hôtes, tout le monde dehors. Ce qui n’a pas eu le temps d’arriver à l’estomac et ainsi réjouir le corps d’un aliment comestible était compensé par ce qui pouvait être absorbé par les yeux, cet autre gosier avide de nourriture bien plus noble car destinée à soutenir le haut pavé de la jubilation existentielle, essentielle à la vie qui s’élève et s’en va ailleurs.

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Photos :

Les météores ©VESELINATANASOV

Mont-Athos ©DIMITRIOS TILIS/Getty Image