“Thouk n’a d’ailleurs pas bronché. Ces annamites meurent avec un sang-froid vraiment impressionnant” p. 96 Patrick Deville, Peste et choléra, Seuil 2012

 

De l’impéritie d’un ministre à l’excellence d’un serviteur, c’est ainsi, en reprenant les expressions de l’auteur, que l’on pourrait résumer la biographie de Yersin. 

 

Ni Nobel (le premier sera décerné déjà après sa mort) ni saint catholique, alors qu’il l’aurait tout autant largement mérité, car même si son premier patient guéri de la peste est un séminariste catholique au Vietnam, sa fidélité farouchement affichée à la non foi chrétienne, car pris de fièvre scientifique qui le pousse à concentrer tous ses efforts sur la découverte du virus et de son antidote, ne lui permettent pas de recevoir de telles distinctions prestigieuses.

 

Et la découverte de Simond, successeur de Yersin à Bombay de la puce comme vecteur de maladie (p. 131) le fera accepter par les Anglais.

 

Promoteur d’assainissement des marécages par faucardement, inventeur de Kola Cannelle non labellisée, pas plus que pour son vaccin, passé à côté d’une fortune immense.

 

“Comme nous tous, Yersin cherche à faire de sa vie une belle et harmonieuse composition. Sauf que lui, il y parvient.” p. 140. J’aime cette fulgurance de l’auteur qui invite à la modestie, tout compte fait à la manière d’un géant comme Yersin, et qui invite à la recherche de la réalisation de notre vie au travers une certaine harmonie. Là, chez lui on la trouve.

 

Découvreur du bacille de la peste, à Hong-Kong, et découvreur du vaccin contre la peste.

 

Du poulailler à la ferme, entre éleveur et agriculteur, le premier à ouvrir une station d’essence pour son Serpolet 6 CV, le détenteur du premier permis de conduire et sans doute mondial.

 

Producteur de caoutchouc, seule fois où il n’était pas le premier, Goodyear l’a devancé, mais il possède une affaire prospère, et songe à créer une piste à Nha Trang, mais ce serait se condamner à des survols, il n’aime pas tourner en rond. Et tant pis pour le plaisir et utiliser d’élever son regard à partir de là-haut.

 

Le retour à l’état gazeux de celui qui était si solide d’esprit, un juste retour des choses suivant cette loi naturelle qui fait que la fermentation et la combustion sont là pour accomplir l’œuvre. 

 

Un juste retour de chose, en effet, tu es poussière…. Il le savait trop bien, trop pour ne pas se laisser y identifier ad vitam eternam. Mais c’est ainsi qu’il a accompli de grandes choses, et nous lui en sommes gré, comme à tant d’autres.

 

Le livre de Patrick Deville est une mine d’informations sur l’homme et son œuvre. Et surtout il apporte un éclairage très instructif sur le contexte qui accompagne la recherche de vaccin contre le fléau de l’époque, de toutes les époques, sans lien de cause à effet, de la nôtre bien évidemment aussi.

 

Ce podcast n’est pas une intervention pour comprendre de façon manichéenne le monde qui nous entoure. Dans ce temps de pandémie c’est une invitation à essayer de nous comprendre nous-même à cette occasion. De nous comprendre dans une complexité. 

 

Un faisceau d’influences nous traverse tout le temps, comme si nous habitions tous sous des lignes de haute tension qui génèrent des champs magnétiques d’une puissance insoupçonnée. Ce qui est certain, c’est que nous sommes dans un champ d’influences régi par les informations diverses et variées.

 

Submergés, nous essayons de survivre en faisant un tri selon les procédés qui nous ressemblent. Et qui nous révèlent. Qui n’a pas trempé dans les décomptes macabres des premières semaines et premiers mois de la pandémie. On apprend à gérer, et on apprend à vivre. 

 

Aujourd’hui, certaines de ces “irradiations” ne nous font ni chaud ni froid, alors que d’autres deviennent vite inflammatoires. Et cela change avec le cours des événements, en lien avec l’âge, la psychologie, et les circonstances. Jusqu’à en provoquer des changements majeurs, et même dessiner les contours de changements civilisationnels.

 

La pandémie en cours nous joue des sacrés détours qui entraînent et obligent à passer par des endroits pas assurés, peu fréquentés, mais de nouveaux massivement empruntés. Aucune garantie d’efficacité d’une police souscrite à l’assurance vie réelle et imaginaire. Advienne que pourra.

 

Et en attendant, des multiples fractures nouvelles s’ajoutent à celles qui ont toujours existé, à la pauvreté et donc l’inégalité de chance. Chance de survie.

 

Le monde est divisé entre ceux qui ont déjà attrapé le virus et ceux qui ne l’ont pas encore contracté. Même si pour tout le monde la menace d’en subir les conséquences plane et pèse d’un poids lourd sous toutes ses formes présentes et à venir, le monde, surtout dans les pays développés, semble divisé entre ceux qui acceptent le vaccin et ceux qui sont contre.

 

L’expérience d’un côté, un imaginaire de l’autre, toujours une certaine appréhension sinon une appréhension certaine. Et dans bien des cas, c’est franchement la peur au ventre, ou partout ailleurs dans le corps, dans la tête, dans les entrailles, ceux du corps et ceux de la pensée, et même l’âme semble affectée. Avec la terre c’est tout un firmament céleste qui chavire.

 

Et quand tout se déroule sur le fond de théories complotistes, le cocktail explosif semble prêt à exploser à l’instar de celui de Molotov. Mais ce n’est pas tout, il faut encore y mettre une autre fracture et pas la moindre, celle qui sépare le monde en deux blocs. 

 

D’un côté ceux qui sont pour éradication totale de virus, la fameuse tolérance zéro. Et de l’autre, tolérance admissible dans la mesure où cela n’affecte pas essentiellement la vie de la société. Les deux attitudes se justifient aisément, chacune dans sa propre logique. 

 

D’un côté pour montrer la capacité de dominer la situation par l’éradication totale, de l’autre par souci de ne pas voir les hôpitaux débordés, veiller sur un équilibre social et économique. Et tout le monde souffle le chaud et le froid pour ne pas perdre pied et avoir la main sur le pouls.

 

Et le passe sanitaire s’y trouve en monnaie d’échange pour traverser le Stixe. En espérant tous trouver de l’autre côté autant de liberté sinon plus. Mais liberté pour faire quoi, liberté de bouger, liberté d’aimer, bon sang !

 

On le sait maintenant, on aura à vivre avec et pour bien longtemps, vue la capacité actuelle à s’en débarrasser, c’est même parti pour toujours. Lutter contre tout foyer d’infection, c’est un devoir des pouvoirs sanitaires, réguler la manière de le faire, c’est le devoir des pouvoirs politiques. 

 

Le couple ainsi formé de ces deux acteurs majeurs des peuples et de leur avenir est mis en avant comme celui qui mène la danse où le partenaire privilégié qu’est la science a pris des galons pour valser au rythme de ses pas. Mais le couple qui mène la danse est mis à de rudes épreuves, celui de la vérité scientifique pour la recherche scientifique, et celui de l’efficacité politique pour la gestion politique. 

 

Et le danger d’inverser les rôles frôle l’ineptie logique. C’est comme si le sang pompé par le cœur défaillant, car les ventricules ne se ferment pas bien, se mélangeait provoquant des troubles majeurs dans le système. Le corps manque d’oxygène, le corps suffoque, le corps s’étouffe. Et la conscience aussi.

 

Dans les situations de crises majeures, comme celle-ci, ressortent des attitudes nourries par les pensées, celles-ci activées par le croisement des raisonnements en eux-mêmes bien logiques et les sentiments activés par l’instinct de survie. Notre être profond se présente à la surface de notre épiderme, la pensée affleure pour féconder les décisions, et tout y est à fleur de peau. 

 

Cocktail explosif de Molotov ou appelez comme vous le voudrez, il est prêt à exploser en enflammant toutes les zones d’existence individuelle et collective qui jusqu’à là n’avaient pas encore été concernées par une telle contagion virale.

 

Pasteur en France et Koch en Allemagne, sur le plan purement scientifique, se faisaient la belle concurrence en compétition selon le principe, qui plus vite pour le meilleur résultat. Par les intrigues politiques de leurs pays, ils devenaient des marionnettes entre les mains des raisons d’États, tout compte fait si peu en états raisonnables du point de vue scientifique et peut être même politique. 

 

Pourquoi ce différent aujourd’hui ? C’est l’avenir qui montrera la trajectoire dont les lignes et les courbes sont à lire dans une grille de lecture bien plus riche qu’au présent de leur apparition. Si l’on ne gère pas de la même façon une endémie et une pandémie, tolérance zéro d’un côté, saturation de l’autre, dans les deux cas leur soumission au pouvoir politique est décisive pour la suite de l’évolution du fléau. 

 

La question qui se pose alors est celle de savoir comment un chrétien s’y situe ? Lui, qui veut être un bon citoyen participant activement à l’accroissement du bien-être de chaque membre de la société dont il fait partie dans les cadres de son pays ou à l’international.

 

La vérité est au prix de courage et de lucidité. Elle s’acquiert au détriment de toutes les aspérités, par leur dépassement. Toutes les peurs sont légitimes et dignes d’être prises en compte. Et ceci non seulement sur le plan médical, mais comme l’expression jouant sur la communion et tout au moins l’unité, dans la mesure où elles deviennent le liant social et politique d’une part et l’expression d’amour compassionnel d’autre part. 

 

Le dernier appel des évêques de France lancé à l’occasion du 15 août est éclairant à sa façon. L’appel à la paix, le fait lui-même et en dit long sur le délitement progressif des fondations d’un système politique et social dont le rôle premier est d’assurer la paix aux frontières et à l’intérieur. 

 

La paix dépend de chaque citoyen, le chrétien y a un rôle d’autant plus important à jouer, que sa perspective de vue sur la vie sociale lui permet de voir plus loin que l’échéance électorale à prendre en compte et une fracture sociale, voire politique à éviter.  

 

Le chrétien ne va pas aller jusqu’à alimenter le clivage, mais sereinement, il va suivre la vérité révélée qui lui dictera la meilleure attitude à adopter. Suivant son option politique, plus ou moins affirmée, il va se laisser guider par l’intuition qu’il puise dans l’Évangile. 

 

Et évidemment il n’oubliera pas de plonger toutes ses préoccupations dans un solvant puissant, celui de la prière, comme signe d’ouverture à la vérité plus grande que soi. Et dont il a tant à apprendre déjà pour la vie ici-bas.

 

Faisant ainsi, il saura où se trouve la ligne rouge, fixée sur le poteau de la dignité d’un côté et de la responsabilité de l’autre. La ligne, elle ne sera jamais rectiligne, le chrétien pourra l’infléchir un peu dans un sens ou dans l’autre, les joutes politiques sont pour cela. Mais, il ne pourra jamais déplacer les poteaux à sa guise. L’interdit de manger de cet arbre-là est le prix du paradis.

 

Et le paradis, c’est après la mort, et la mort vient parfois en accéléré, les grands conflits et les grands fléaux épidémiques en sont de formidables producteurs. Ils parcourent la terre en s’y installant pour très longtemps ou alors comme un éclair en Blitz Krieg. Comme celui survenu dans l’Empire de l’Orient entre 5 et 8 siècles et surtout au 14 siècle en Europe qui en 5 ans emporte entre un tiers jusqu’à la moitié de sa population. Boccaccio dans son Décaméron le raconte de façon à couper le souffle :

 

 « Que de vaillants hommes, que de belles dames, que de beaux jeunes gens […], dînèrent le matin avec leurs parents, leurs compagnons, leurs amis, qui, le soir venu, soupèrent dans l’autre monde avec leurs ancêtres ! »

L’Europe ne sera plus comme avant. 

 

Selon certains historiens, le fléau du premier millénaire aurait favorisé l’expansion chrétienne et celui du Moyen-Âge aurait préparé le terrain pour la révolution industrielle. Quoiqu’il en soit, les changements profonds sont à la mesure de la profondeur du traumatisme vécu. Le stimulus agissant selon le principe action réaction ; et on essaie de comprendre, de s’y comprendre.

 

Pour se relever du plus grand choc démographique de son histoire, et peut-être même le plus grand choc tout court, l’Europe change. Profondément. Elle sort du Moyen-Âge, d’un certain Moyen-Âge. En effet, des historiens y voient le tournant décisif vers la Réforme, la Renaissance, la Révolution industrielle.

 

Que des perspectives nouvelles pour la nôtre. Et elles prendront des formes réelles, selon ce que chacun de son vivant impulsera. Comme action, comme réaction.