C’est une fascinante destinée que celle de la pensée humaine au sujet de la divinité. Quelle qu’elle soit, elle se présente comme un refuge pour la réponse à mi-mot, du bout des lèvres, à la question “quid de l’homme”. Cette question était possible et la réponse aussi, parce que l’homme a acquis la capacité à se dédoubler grâce à la projection de lui-même obtenue au moyen de l’auto-conscience. 

 

Être et se regarder être, se regarder faire, penser, interagir.

C’est de là, du point de vue de l’histoire de l’humanité, que jaillit la projection de la projection, celle de la divinité. Si je peux me dédoubler en image de moi-même, celle-ci restera soumise, comme moi-même, aux imperfections. Et cela ne satisfait pas l’auteur d’une telle projection. En s’appuyant sur la distinction entre visible et invisible, Platon a conceptualisé deux mondes, celui que les chrétiens vont appeler “ici-bas et en-haut”. Ainsi sera parachevée l’idéalisation du second par contraste avec le premier. Saint Augustin et Descartes vont la rappeler pour lui garantir l’actualité de sa place au travers les siècles.

 

Le débat, sans fin, car donnant l’impression de tourner en rond, entre la science et la foi, chacune impliquée dans l’effort de se rapprocher au plus près du pourquoi du comment des origines de l’univers, c’est un moteur puissant pour avancer, chacun de son côté et c’est pour le bonheur d’une confrontation fructueuse, on l’espère. Dans la projection de la projection, la question de la cause première ne cesse de titiller les protagonistes.

 

La solution la plus raisonnable, car pacifiant les esprits parfois chauffés à blanc pour défendre chacun son bout de gras, -comme une mésange affamée par le froid d’hiver, dont le congélateur est vide, et qui vient se sustenter des mets offerts par une main secourable plutôt qu’un cœur charitable qui peut se manifester comme valeur ajoutée, mais pas indispensable, -et de se mettre d’accord que les deux ont raison.

 

Ainsi, on sort du chaos où les pensées s’embrouillent, les conclusions s’embourbent, et les existences s’enlisent. Tirer du chaos les pensées ne suffit pas, il faut encore tirer l’univers de son chaos primitif, dans lequel il se trouve à l’origine sans origine. 

 

À cette vision de la création du monde à partir d’un chaos préexistant, la Bible, emboîtant le pas à toutes les cosmogonies connues à l’époque, soucieuse d’accorder au Dieu d’Abraham et de Moïse la primauté en tout, ajoute cependant la création ex nihilo qui vient en complément, bien moins développé que la première. Et cette hésitation n’a rien perdu de sa valeur pour maintenir l’inexplicable à l’intérieur de ce qui semble possible d’être expliqué.

 

“Peuplant” l’univers entiers, les divinités (se) sont peu à peu concentrées dans les amalgames cosmogoniques des panthéons qu’elles forment (avant l’heure) jusqu’à s’agglomérer en différentes catégories dont la hiérarchisation sert à prouver la pertinence de leur existence, alors que leur efficacité se mesure aux bienfaits ou mal-faits dont ils sont capables. Et de là, il n’y a qu’un pas pour sauter dans le vide plein de sens de la conception monothéiste, avec pour reliquat dans le christianisme, la sainte trinité. 

 

Si l’on pense que c’est la pensée grecque, comme influence supplémentaire ou principale (c’est selon) aux côtés du christianisme, qui est à l’origine de la pensée européenne, c’est seulement comme intermédiaire, car la Grèce antique n’a pas inventé de toutes pièces ses concepts, de logique (Aristote) et celui de vérité (Platon), tout au moins les origines égyptiennes sont indéniables.

 

Jusqu’au concept du Dieu monothéiste, comme en Mésopotamie, d’où venaient des exilés pour reconstituer la vie religieuse de Jérusalem. C’est à cette époque qu’est parachevée la rédaction de la Genèse. Si les croyances en l’au-delà sont très fortes en Égypte, et les devoirs qui en découlent -la pesée des cœurs pour statuer des mérites pour pouvoir jouir de la vie dans l’éternité-, c’est la Genèse seule qui présente une divinité qui se soucie de l’homme bien plus que d’autres, de son histoire humaine qui, aux dires des auteurs de la Bible, le forme comme peuple et l’accompagne en direct et par sa Loi. 

 

Dans le monothéisme, le caractère exclusif d’un Dieu jaloux comme un amoureux qui fait tout pour ne pas perdre sa bien-aimée, le dote d’une intransigeance à l’égard de tous les concurrents, et que ses fidèles vont s’employer, non sans mal, à supprimer, tout au moins les faire taire ; de toutes façons leurs bouches ne parlent pas, et si oui c’est du vent agité par les prêtres qui sont des employés au service du roi qui gouverne avec un tel concours. 

 

Dans d’autres religions et philosophies de vie, la bienveillance, toute relative, est visible dans la velléité avec laquelle on arrive à vivre dans le voisinage plutôt apaisé et se prêtant un coup de main quand nécessaire (les influences entre taoïsme et bouddhisme en sont un exemple parmi tant d’autres).

Dans le christianisme par exemple, cette bienveillance aussi toute relative, est toute concentrée sur l’intérêt avec lequel, au prix de tels renoncements, la foi conduirait le fidèle sur le chemin du bonheur.  

 

Il a fallu attendre le dernier concile (de Vatican II) pour égayer l’horizon de l’austérité à l’égard de tous les autres, ipso facto voués au diable, pour leur accorder, avec un débat qui n’est toujours pas clos, une dernière chance sous forme d’un salut pour tous, à condition toutefois d’être de “bonne volonté”, un fourre-tout pour y mettre toutes les bonnes actions accomplies par des cœurs droits. Est-ce qu’il y a à y voir un signe de paix pour une relation gérée avec sérieux car avec respect pour ce qu’il y a et ce qui peut advenir ?

 

Disparues du firmament céleste biblique, sous pression d’une dévotion populaire, les divinités se sont réintroduites dans la vie chrétienne, là où on pouvait les attendre. Détrônées du haut, c’est sous formes de saints patrons (dédoublement du monde spirituel, celui des anges qui veillent, eux aussi) elles sont devenues de bons compagnons d’ici-bas : à qui la prospérité dans les bonnes récoltes, à qui la bonne chasse, les maux innombrables dont est affublé le corps humain, jusqu’aux objets perdus ou diverses causes désespérées, à tout ceci il y a des remèdes. 

 

L’introduction de la femme de l’Apocalypse comme reine-mère, permettant d’adoucir l’austérité avec laquelle se présente le monothéisme jaloux, guerrier et justicier, devient la grande patronne de tous les saints. Elle ouvre le chemin vers la tendresse, elle ouvre son cœur et réconcilie les pauvres hommes qui ploient sous le poids de la misère (surtout spirituelle) avec la possibilité de se trouver mieux. 

 

Par ce biais, est-ce aussi l’ouverture du chemin vers une relation apaisée avec les infidèles ou franchement païens, la première dame de l’aréopage chrétien servant de modèle pour les représentations de Bouddha et la Vierge à l’enfant admise en compagnie des divinités asiatiques, sont des heureux élus conviés à la table de l’humanité où on veille sur l’état de prospérité spirituelle à laquelle tous ont droit.   

 

La particularité biblique, c’est qu’elle se sert abondamment des mythes pour expliquer le monde dans son origine et dans cet accompagnement qui se dévoile comme amour absolu, sans condition ni retenue ; et même si parfois la retenue semble exercée par la puissance divine, c’est plutôt celle de la punition qui maintient l’offre de l’amour.  

 

S’y opère une double dépendance, et par la même cassure, sous forme d’une croix qui relie et sépare, alors que dans les religions non monothéistes, le bras vers le ciel est à l’horizontal, le bras vers les autres est soit plus court, soit pas très net. Les dieux sont remplacés par un Dieu qui se veut être pur amour, ce qu’il prouve dans l’acte d’offrande de son envoyé qui est de même nature que lui-même. Mais les dieux n’abdiquent pas, car ils se régénèrent dans un acte de solidarité que seul le laser du pur amour peut brûler et déranger une telle conspiration.  

 

Lutter contre le chaos avec de l’amour c’est s’exposer au risque de mettre du chaos dans une régulation qui à cause de son principe, celui d’amour, n’a pas pour but premier le maintien de l’équilibre dans l’univers, mais l’accomplissement d’une expansion divine dans l’espace créé. 

 

On voit bien ce caractère hautement périlleux qui risque de tout ruiner, l’univers et l’homme qui s’y meut, car déjà l’angoisse devant le vide sidéral de l’univers ordonné et encore chaotique par moment, comme on l’aperçoit, demande de la maîtrise des sens et des émotions, alors que l’univers d’abord mental mais potentiellement aussi physique cédant aux forces destructrices du chaos, risque de déclencher le retour au chaos initial. 

 

Et si ce n’est pas le chaos initial, mais un nouveau, semblable ou franchement différent, peu importe ! Même si on peut supposer différentes sortes de chaos, car venus pour différentes raisons, à cause de ses effets, il conduit toujours à la même conclusion, celle où on ne peut plus se retrouver.

 

Les effets sont toujours les mêmes, peu importe les raisons et les moyens par lesquels on y parvient, à réfléchir on n’a même pas besoin de le provoquer, il s’auto-engendre, il attend seulement les circonstances favorables pour refaire surface, tant sa puissance latente est toujours là. 

 

Si le concept de révélation comme solution au problème des dieux parmi les hommes est peu crédible, voire, indispose, c’est aussi parce qu’on n’a jamais pris suffisamment au sérieux la part humaine dans la préparation de l’accueil d’une telle révélation. Saint Thomas avec ses preuves de Dieu engoncées dans la métaphysique n’émeut plus personne. Le dédoublement du dédoublement est une aspiration qui une fois tronquée provoque des douleurs fantômes. On n’est plus dans une apologie quelconque, c’est une question d’ordre de santé publique. 

 

Et nous y voilà avec la boucle ainsi bouclée, en présence de dieux qui sont de nouveau convoqués pour remplir ce rôle médical, on en aura toujours besoin. Le Dieu d’amour est relégué au statut d’une divinité parmi d’autres, et son amour kénosique ne parvient pas à se faire une place dans l’espace sonore qui, comme croient ses adeptes, lui revient de droit (d’amour).

 

Pour éviter les guerres entre les dieux, on a sublimé et soumis leur existence sous l’autorité d’un seul qui pacifiant les ardeurs a mis du baume au cœur des hommes, ils n’avaient plus à subir les querelles d’en haut qui étaient finalement des querelles bassement terrestres. Si les dieux sont toujours là pour garantir la bonne santé et la prospérité, le Dieu d’amour aura toujours sa place pour dire la différence de perspective avec laquelle on peut aborder la vie.