Si le premier mot à quelques exceptions rarissimes ne dit sans doute rien dans la culture occidentale et française y compris, le mot chaszkar est un terme que les historiens de la religion ou spécialistes de la culture arménienne connaissent. Mais de cela, un peu plus loin.

 

À la faveur de mes pérégrinations estivales en Europe, je me trouve dans la région de Cracovie, le désir d’y revenir est commandé par le séjour inattendu un an plus tôt à l’hôpital, j’ai voulu rembobiner la mémoire des évènements liés au problème de santé pour réinitialiser le parcours de santé.

 

Je me suis trouvé devant l’hôpital puis à Wawel même dans la rue bordée d’une grille en tiges métalliques qui m’avaient servie de soutien lors de l’attente de l’ambulance.

 

Tout cela en présence du même ami, témoin impuissant et aide efficace un an auparavant, puis visite prolongée du quartier juif de Kazimierz se trouvant dans les méandres de la Vistule, cette fois-ci en compagnie d’une camarade d’université (retrouvailles après 43 ans).

 

Mes amis qui m’accueillent pour trois jours, me proposent de visiter le Centre où travaille l’épouse, c’est une Fondation créée à la fin du XXe siècle et qui accueille les adultes handicapés. Faut-il dire inaptes à la vie comme les autres pour cause d’une insuffisance mentale ?

 

Le changement de vocabulaire pour décrire l’état des personnes qui nécessitent une prise en charge supplémentaire en comparaison avec les situations dites normales (tous les mots sont piégés par des sens explosifs 💥qui souvent y sont attachés) dit le tâtonnement langagier dû à la nouvelle prise de conscience que ce qui naguère semblait évident (handicapés mentaux, pire, les fous) ne l’est plus; dans le souci du respect pour leur particularité on va se référer à la notion de dignité de la personne humaine, au moins là!

 

C’est ainsi que je me trouve à Radwanowice (je vous laisse le plaisir de prononcer le nom comme vous l’entendez), auquel sont liées deux institutions gémellaires, une offrant l’accueil du jour, l’autre en plus de l’accueil du jour, offrant aussi l’hébergement.

 

En 1978, encore sous le régime communiste et deux ans avant l’avènement de Solidarité, fut transplanté depuis la France le mouvement Foi et Lumière de Jean Vanier ; les premières communautés naissaient à Wrocław (Silésie) puis à Varsovie et en 1981 dans le diocèse de Cracovie. 

 

Lors des colonies de vacances organisées pour les pensionnaires, pour ne pas charger négativement, comme cela avait lieu jusqu’à lors dans la société, les animateurs ont inventé le nom de Muminki, pour éviter de les appeler des handicapés mentaux, même le nom de déficients mentaux ne pouvant satisfaire les attentes des animateurs soucieux d’une reconnaissance sociale de cette partie de la société. 

 

Tadeusz Isakowicz-Zaleski du diocèse de Cracovie, encore séminariste, participe activement à la création de nouveaux centres, puis comme prêtre il s’engage pour y passer l’essentiel de sa vie sacerdotale au service surtout des enfants.

 

C’est alors qu’il entend les parents de ces enfants partager l’inquiétude : que deviendront-ils après leur départ ?

 

La question n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd. A l’initiative d’un laïc et avec son aide, tous les deux sensibles à la condition des enfants une fois devenus adultes, ils se sont mis à chercher les moyens pour mettre en place les structures afin de répondre à de tels besoins.

 

Le laïc en question était un aristocrate originaire de Wołyń en Ukraine, déchu par la guerre puis le communisme. Une fois à Cracovie, avec son cœur compatissant, sensible à la misère des autres (la sienne ne l’en a pas éloigné) il visitait un centre pour enfants géré par l’État.

 

Un jour, une fille se plaint de ne pas pouvoir voir la verdure par la fenêtre, car son lit était trop loin, il rapproche alors le lit de la fenêtre, mais raye le carrelage, ce qui lui vaut l’interdiction de visite.

 

Dès la première rencontre avec le prêtre, Stanisław (aristo au grand cœur) exprime le désir de construire une maison avec le jardin. Ce serait donc une maison où viendront vivre les enfants ou adultes après le décès de leurs parents. Et ce fut fait. Rapidement un peu partout en Pologne plusieurs autres maisons vont ouvrir.

 

A la suite des transformations au cours de l’établissement du centre, la propriété de Radwanowice (légué en 1987 par une autre représentante de la noblesse déchue) devient un centre principal incontesté pour la prise en charge de ces adultes mais aussi des enfants, ce centre comprenant deux institutions gémellaires. 

 

A ces deux institutions sont liés deux noms de fondateurs, une femme et un homme, elle, Anna Dymna, une actrice bien connue en Pologne, l’autre, déjà mentionné, père Tadeusz Isakowicz-Zaleski. 

 

Il est prêtre du diocèse de Cracovie, connu par ailleurs pour la traque des collaborateurs politiques chez les représentants de l’Eglise à l’époque communiste et plus récemment des abus de pouvoir et d’abus sexuels en particulier.

 

Radwanowice, le village des alentours de Cracovie bénéficie d’un paysage vallonné où la verdure de l’été cède la place à la blancheur de l’hiver. La propriétaire du domaine se trouvant dans ce village était la dernière descendante d’une lignée de valeureux guerriers dont l’un, du nom de Radwan, au XI siècle, selon la légende bien vivante chez les habitants, aurait usé de son épée pour participer au côté du roi, mécontent de l’évêque de Cracovie, Stanisław Szczepanowski, au meurtre de celui-ci, ce qui a valu à la victime de devenir un saint patron de la ville et du pays entier.

 

Au cours de son histoire, la famille depuis sans doute bien longtemps a pris un autre envol. La descendante sans héritier a fait donation de ses biens, terres, manoir et communs pour y laisser s’établir un Centre pour les handicapés mentaux.

 

J’apprends tout cela lors de la visite du centre, dont les organisateurs et les pensionnaires me sont des guides précieux. P. Tadeusz Isakowicz-Zaleski que j’ai voulu voir pour lui poser quelques questions sur la pédophilie, m’offre un livre sur le cardinal Franciszek Macharski, archévêque de Cracovie, successeur du Cardinal Wojtyła (futur pape saint Jean-Paul II) dont le soutien pour les œuvres caritatives, surtout en faveur de la fondation du frère Albert Chmielowski (artiste peintre, soldat, puis moine dévoué aux pauvres, un fils spirituel de saint François d’Assise) furent indéniables.

 

Le cardinal avait entre autres l’habitude de recevoir des volontaires venus de l’étranger qui dans les années 1990 se rendaient à Radwanowice pour participer au développement du centre. Ils venaient surtout de France, de Belgique et d’Espagne. 

 

Un jour, les scouts français lui ont posé la question sur l’antisémitisme polonais. L’auteur note que le cardinal a répondu clairement et calmement, on peut supposer pour non seulement exprimer ses sentiments, mais sans doute pour en contextualisant, rétablir les faits. 

 

Une autre fois, la délégation d’instructeurs et d’enseignants d’une école en France pour les personnes aux capacités limitées (l’équivalent polonais “niepełnosprawni” semble plus exact, plus proche de la réalité visée : pas totalement capables de s’occuper d’eux-mêmes ou d’exercer un métier), ravis de pouvoir approcher un si haut dignitaire de l’Église, ce qui en France ne leur semblait pas possible; le livre ne dit pas clairement si ce constat fut fait par les visiteurs ou par l’auteur du livre lui-même.

 

Ce qui ajoute du piment à l’histoire, c’est la demande expresse des visiteurs de ne pas publier leurs photos en présence du cardinal pour ne pas compromettre d’après eux les activités de leur école à cause d’une grande influence dans leur milieu des membres des Loges maçonniques.

 

Le directeur de l’école, d’origine polonaise, connaissait seulement deux mots en polonais pierogi et kapusta, (les quenelles et le chou) ce qui amusait, interrogeait le cardinal qui, connaissait très bien le français pour avoir étudié en Suisse francophone.

 

En revanche les volontaires Flamands, qui connaissent le français, ont prévenus les organisateurs et le cardinal lui-même qu’ils pourront parler toutes les autres langues qu’ils connaissent, mais pas le français (p. 80/81) et cela frappe le dignitaire polonais. 

 

L’Occident et la culture française, vues depuis la Pologne, et réciproquement, l’Europe centrale et la culture polonaise, intriguent les hôtes des deux côtés. Ceci s’exprime par des curiosités que l’on note chez l’autre et qui parfois inquiète, la question sur l’antisémitisme polonais en fait partie. 

 

Entre les clichés et demi-vérités réciproques, est-ce le mécanisme de repoussoir, voire de défouloir collectif qui est chaque fois activé pour s’étonner, s’indigner, toujours se défendre avant même d’essayer de comprendre ? Il y a un évènement qui à cet égard est très parlant en cristallisant les attentes des uns et des autres et même des tiers, dans lesquelles les projections voire les clichés constituent le matériau de base dans la formation des attitudes. 

 

L’histoire du carmel d’Auschwitz a beaucoup marqué l’archevêque de Cracovie, si je me permets de l’évoquer ici, ce n’est pas pour remuer dans la plaie qui n’est toujours pas fermée, c’est juste pour faire le lien entre les deux croix, celle d’Auschwitz dressée sur les abords immédiats du camp et le Chaszkar, j’y reviens ! et c’est donc par ce biais que je parle des clichés dont on charge des symboles, des croix en l’occurrence.

 

Nous sommes dans les années 1980-90. En 1984 les carmélites venues de Poznań s’installent dans le vieux théâtre, bâtiment jouxtant l’enceinte de l’ancien camp. Mais leur présence est considérée par certains groupes juifs influents new yorkais comme une usurpation et atteinte à la mémoire de la shoah, martyr de millions de juifs, atteinte à leur holocauste, sacrifice des innocents.

 

En effet le souvenir avec sa puissance symbolique explosive du rocher d’Abraham que se disputent trois religions monothéistes a marqué de son ombre sanguinolente la ligne rouge à ne pas franchir. 

 

La division dans l’épiscopat polonais, la puissance de revendication de l’autre côté, l’intervention des évêques français, sur cet arrière-plan factuel, finalement en 1993 le pape Jean-Paul II tranche. 

 

Disposant du droit de choisir, cinq carmélites ont intégré un autre endroit plus éloigné, alors que les autres sont retournées à leur communauté d’origine. Depuis 2017 le bâtiment abrite le centre d’éducation de la mémoire d’Auschwitz 

 

Les ombres de toutes les croix, symbole de souffrance et de sacrifice, bien au-delà de leur signification purement chrétienne, jettent toujours la même lumière sur les drames humains, elles sont les signes de la contradiction entre les exigences de survie physique et celles de survie mentale et spirituelle. 

 

Si les premières dépendent des circonstances, les secondes peuvent aussi en dépendre mais pas nécessairement, elles peuvent garder leur solidité intérieure et le cap placé dans les réalités invisibles. 

 

En plus de sa mission auprès des handicapés, le père Isakowicz-Zaleski, d’origine arménienne, est chargé dans le diocèse de Cracovie de s’occuper de la communauté arménienne en célébrant dans le rite arménien. A l’occasion du centenaire du génocide arménien de 1915, l’idée de dresser des croix arméniennes dans plusieurs endroits en Pologne là où se trouvent des communautés arméniennes semblait aussi naturel que la présence des croix à Auchwitz. C’est une pratique assez répandue en Pologne et non seulement avec les résonances politiques évidentes et leurs fortunes diverses. En 1980 dans un espace de liberté créée par le mouvement Solidarité, on a érigé trois croix à Gdansk en souvenir de la révolte de 1970 dans les chantiers navals et à Poznan en souvenir de celle de 1956 dans l’usine Cegielski. Elles y sont toujours.

 

Sauf qu’avec les carmélites, la croix d’Auschwitz a été déplacée, depuis déjà bien longtemps, et le sort semblable, pire leur suppression allait frapper les Chaszkars. La bataille des croix a une tradition bien ancienne en Pologne et pas seulement dans le pays si marqué par la présence de la religion catholique. 

 

Sous pression des uns et des autres, le cardinal Macharski fut mis à rudes épreuves, celles de la diplomatie et surtout celles des nerfs. Indigné par les décisions prises à l’étranger, profondément affecté, on peut dire sans exagérer la comparaison, qu’il pouvait se sentir proche des protégés de toutes les Caritas de son diocèse et d’ailleurs.

 

Quand l’Église en tant qu’institution est soumise, se laisse soumettre, ou de sa propre initiative se soumet aux exigences politiques chargées de l’application des visions idéologiques étrangères à la foi chrétienne, aussi respectables soient elles, elle en ressent les effets et assume, doit assumer les conséquences. 

 

Prendre position dans de tels débats pour l’Église à ses risques et périls en termes d’image et de la conscience d’elle-même, nécessite surtout une liberté de la mise à distance que les circonstances, tout en l’orientant ne lui permette pas de se déployer suffisamment pour qu’elle porte du bon fruit en termes de décisions assumées. Mais qui, sauf l’Esprit Saint, en est capable en toute liberté ? Même les responsables d’Église, à quelque échelon que ce soit, ne sont jamais indemnes de rétrécissement d’un point de vue qui ne prend pas suffisamment en compte le point de vue de l’autre. Et c’est réciproque, le rapport de force semble là une issue pour solder l’affaire, une sorte de fuite en avant par une porte de derrière. 

 

Mais revenons à nos chers niepełnosprawni, des humains pas comme les autres. 

 

L’originalité du centre de Radwanowice se trouve dans l’implication active des pensionnaires, dont les diverses formations qu’ils reçoivent, à leur rythme, les préparent, quand c’est possible, à intégrer le monde du travail, ce qui est possible pour un sur dix, c’est déjà cela.

 

La branche créée par l’actrice Anna Dymna, se caractérise par l’art-thérapie. Le festival de théâtre et les expositions des peintures et autres objets d’art réalisés par les pensionnaires sous la direction du personnel qualifié, dont mon amie, organisées chaque année, sont devenus des événements aux dimensions nationales et même au-delà.

 

L’art-thérapie est très à la mode un peu partout dans le monde, comme si l’on découvrait avec étonnement un brin paternaliste, et plus encore obéissant à la nouvelle voix sinon de salut tout au moins de dissolution avec comme effet secondaire de la conscience dans les bonnes actions, d’avoir une utilité sociale sinon pas celle des niepełnosprawni, tout au moins de leurs protecteurs. A la faveur de la meilleure compréhension de l’être humain dans sa complexité et sa globalité, l’art-thérapie est sans doute très utile, une fonction d’expression et d’intégration des sans voix et sans domicile fixe, exilés de la vie sociale ordinaire malgré eux. Comme quoi il y a des modes qui peuvent rendre des services aux faibles.

 

Et moi, en sortant du centre où j’ai pu voir les diverses activités et leurs effets, je me suis senti renforcé dans le désir d’y aller à mon tour, à ma manière, à chacun de trouver la sienne. Si c’est à la mode comme cela, je le veux bien.

(Photo ©VaticanNews)