Avez-vous déjà essayé de caresser un cactus ? Non, et tant mieux, ceci est même déconseillé. 

 

Avez-vous déjà eu peur de vous blesser au contact d’une peluche ? Non, tant mieux, car si c’était le cas, ce ne serait sans doute pas une peluche qui vous aurait fait mal. 

 

Les deux sont utiles, et il est agréable d’être en leur compagnie. L’enfant grandit avec une peluche, dont il découvre l’utilité pour son développement affectif, et par laquelle, intuitivement, il cherche à compléter son réservoir d’amour. 

 

L’adulte découvre l’utilité du cactus, dont la présence signe une nouvelle étape de sa croissance. Bien que considérée comme la moins séduisante des plantes, le cactus est chargé symboliquement. Malgré sa résistance aux conditions climatiques et à l’usure du temps, le cactus accompagne l’intégration durable, grandissante de la conscience de ce qu’est la finitude. Et de la protection aussi. Selon les principes du Feng Shui, (Bonne Année du Dragon !) mettre un cactus sur le rebord des fenêtres de votre maison vous protégera de l’énergie négative et de la malchance. Les épines puissantes du cactus font rebondir les mauvais esprits qui tentent d’y pénétrer. Je ne prends pas la responsabilité de l’efficacité d’une telle assertion. Selon la culture amérindienne, les cactus sont symbole de chaleur et d’amour, inconditionnel et durable. Dans certaines cultures de l’Est, le cactus symbolise la force et la protection, et dans certains cas, la luxure et l’attraction. Là aussi je ne prends pas la responsabilité de toutes les conséquences de la présence d’un cactus. 

 

Même si l’on peut un jour constater qu’on aime le cactus, il est dangereux de prendre acte du fait que l’on n’aime plus une peluche, ou son substitut.

 

Peluche et cactus sont deux éléments d’une métaphore sur la vie rêvée et la vie possible. Ne jamais abandonner le rêve, mais l’inscrire dans le réel, le réel lui-même rêvé ou non.

 

Je pars le cœur gros, mais pleine d’espérance, confiait une femme mourante à son entourage. Un tel rêve a le poids du réel, qui ne l’alourdit pas, mais le charge d’une insupportable légèreté de l’être, celle qui s’envole. Le cœur gros, à son insu, devient alors le gros réceptacle d’ouverture à l’infini, à l’invisible. 

 

Face à la mort, on soupçonne les croyants d’être en meilleure posture que “ceux qui n’ont pas d’espérance”. Or, ceux qui l’ont, peuvent se permettre de partir le cœur gros de chagrin consolé par les retrouvailles dans un royaume d’amour aux contours suggérés comme certains. Alors que ceux qui n’en ont pas, pour partir le cœur léger, sont sollicités par leur espoir sans condition de mourir en paix avant de disparaître.

 

Heureusement qu’il y a l’invisible, ce limbe entre quelque chose et rien, qui satisfait l’esprit et rassure le corps. Nous sommes entourés de l’invisible dont nous faisons “une bande de copains”. C’est une profession de foi de beaucoup. Marie de Hennezel l’exprime dans son dernier livre “Vivre avec l’invisible”. C’est une réflexion nourrie au départ par Rainer Maria Rilke (“Nous sommes encadrés d’invisible”, p. 11) et Stéphane Hessel (“J’attends la mort comme une gourmandise”, p.36). Le livre contient des témoignages recueillis, entrelacés des partages de ses propres expériences et réflexions.  

 

Qui n’a pas déjà eu ce sentiment d’être guidé par une force invisible ? La présentation du livre sur la dernière page de couverture introduit une question à laquelle l’auteur répond évidemment dans ce sens. Marie de Hennezel dévoile l’universalité du lien que nous entretenons avec l’invisible. Les voies sont diverses : intuitions, rêves prémonitoires, synchronicités, dialogue avec un ange gardien ou une présence protectrice, ce sont les chemins vers la prescience d’un ailleurs, d’une possible proximité avec l’au-delà. L’invisible met à l’épreuve le rationnel, et réciproquement.

 

Pour accéder au réel, ces deux voies principales, et ce depuis toujours, se côtoient, s’interpellent, s’entrechoquent, rarement en bonne intelligence, la coexistence commune est rarement de tout repos. Explorer l’irrationnel de nos existences, qui souvent revêt une forme d’un invisible, n’est pas seulement question de mode. Et même si c’est le cas, c’est à cause d’une nécessité que la mode prend pour son compte, celle de chercher à se retrouver dans le monde qui nous semble trop petit, trop formaté, trop convenu. Un appel à la liberté tout en se laissant guider par des rêves prémonitoires, comme cet homme qui après avoir rêvé que son parachute ne s’ouvrait pas, réveillé en sursaut, décide de ne pas prendre l’avion pour New York, c’était le 11 septembre 2001.

 

La foi chrétienne a toujours soutenu la présence d’un monde invisible que le croyant peut toucher par la prière, chacun pouvant accéder à ses ancêtres, plutôt par l’intermédiaire du Maître du Paradis que directement, il peut aussi se vouer à un saint qui lui semble bon pour régler ses affaires, etc.  

 

Dans le cadre de rencontres avec les auteurs, la librairie française de Hong Kong, Parenthèse, ce premier lundi de février, a accueilli l’auteure de “Vivre avec l’invisible”, à guichet fermé. L’invitation a failli passer à la trappe, la date ne me convenait pas, mais regardant de plus près, je vois le nom de l’invitée, je regarde deux fois, c’est bien elle, alors que je la croyais très âgée, peut-être même morte, tellement ancien me paraissait son livre, le premier, le seul lu d’elle. 

 

“La mort intime” a eu un grand retentissement en France et à l’international (traduit en 25 langues), publié en 2001. Ce livre m’a accompagné dans ma mission auprès des personnes malades, ou en fin de vie. Deux découvertes décisives m’ont alors nourri : on n’accompagne pas des futurs morts, mais des vivants, jusqu’à ce que la mort s’en suive. La seconde découverte concerne la place du toucher dans l’accompagnement des malades et ou mourants, la place du toucher comme signe qui relie à la vie.

 

C’est dans le toucher que s’accomplit le passage fluide du flambeau de la vie, et comme dans le passage de relais, avec l’incertitude de pouvoir le transmettre avec succès, d’autant plus qu’ici les deux ne courent pas à la même vitesse, mais que tous deux ont besoin du temps pour se synchroniser dans les attentes réciproques et les disponibilités qui peuvent les combler. Faire de la place sans filtre à l’autre, cela nécessite, tout au moins au début, un temps d’adaptation qui permet au malade de faire le plein de sa présence au présent de la rencontre (être en vérité), ceci aidera le visiteur à faire le plein de la sienne (invité à faire la sienne). C’est le malade qui donne le ton à la rencontre, mais c’est le visiteur qui conditionne la qualité des fruits pour les deux. Connectée à la vie des autres, la personne en fin de vie et surtout lorsqu’elle est mourante, grâce à un tel circuit dans lequel elle est intégrée, peut, avec succès, parachever l’œuvre de sa vie. 

 

Lors de la discussion qui suit la présentation du livre, je lui fais part de ma découverte grâce à son premier livre “La mort intime”. Alors, elle se tourne vers moi, je me trouve juste à sa droite, elle me tend la main pour joindre la pratique à la théorie.

 

Dans la discussion, je découvre que pour Marie de Hennezel, le toucher peut aller jusqu’à l’entrelacement pour retrouver la position fœtale, chargée de souvenirs de bien-être du corps plongé dans le liquide amniotique en gestation dans le ventre de la mère. Cela sans doute semble osé.

 

Elle raconte l’exemple d’une femme en fin de vie, à peine âgée de 40 ans, très agitée. Marie demande à la sœur jumelle de la malade de se coller contre elle en position fœtale, comme elles avaient été dans le ventre de leur mère. Quelques instants plus tard, la malade redevient calme et reste dans cet état jusqu’à sa mort quelques jours plus tard. Reconnecter avec le meilleur de soi-même afin de boucler la boucle de sa vie. Activer un circuit capable de transporter les flux d’amour. Ainsi, réinitialiser l’ensemble de la vie pour la mettre sous tension paisible, librement accueillie, dans laquelle tendre vers l’inconnu serait un geste d’espoir voire d’espérance. 

 

Comme pour partir en voyage, on laisse la maison rangée, en sécurité, le mourant, avant de partir, a besoin de laisser sa vie bien rangée, en paix. Le plus précieux héritage qu’il puisse laisser à son entourage. Ça, c’est en théorie, pour la pratique, chacun son tour, mais l’observation des autres renseigne suffisamment pour être à peu près sûr d’être dans un tel schéma, donc dans la bonne direction.

 

Dans la culture occidentale, chrétienne, le toucher pose problème dans toutes ses composantes : l’influence de Port Royal pour les catholiques, l’austérité protestante ou le puritanisme anglican. Dans sa substance évangélique, le christianisme est suspecté d’une entorse aux préceptes religieux et exigences éducatives pour former de vrais hommes et de vraies femmes.

 

Soupçonné de ne pas être chaste, le toucher est relégué à une fonction subalterne qu’une nécessité d’hygiène impose, ou qu’une intimité autorisée par la société permet. La vie sans contact est garante d’une pureté de la vie. Réhabiliter le contact tactile, là où c’est possible (pas seulement réservé à la sphère familiale) est une nécessité, si l’on ne veut pas courir le risque d’une schizophrénie affective, qui peut devenir un problème de santé publique. 

 

“Dans nos civilisations modernes numériques, caractérisées par une pauvreté du tactile, nous devenons haptophobes, nous avons peur du contact, et le fléau de la solitude et de l’isolement trouve là sa racine” dans Vivre avec l’invisible, p. 106.

 

Les conseils pratiques prodigués dans les lieux de formation pour les futures sages femmes ou infirmières pour savoir comment éviter au maximum le contact physique avec le nourrisson ou le malade traduisent l’état d’esprit animé par la recherche d’un service quantifiable grâce à une technicité inattaquable sur le plan juridique. Il vaut mieux stériliser la relation de sorte à éviter tout risque d’un relationnel qui, dans l’hygiène et les soins du corps, implique nécessairement le toucher.

 

Si les personnes exerçant des métiers relationnels doivent toujours être extrêmement vigilantes pour ne pas provoquer une chute au sens d’abus de pouvoir (le corps vivant n’est ni un objet de soins médicaux, ni de désir malpropre), leur interdire au maximum l’éventualité de toucher, c’est provoquer une autre chute, moins visible sur le plan formel, mais pas moins néfaste dans ce qu’elle a de déshumanisant, là aussi touchant au relationnel.

 

Sinon, il faudrait alors interdire tous les sports de combat corps à corps, etc. pour éviter tout contact. Entrer dans une hygiène relationnelle aseptisée, c’est courir le risque de produire des androïdes insensibles à la douleur, alors que les vrais robots tendent à imiter l’humain dans ce qu’il a de plus unique, une sensibilité d’un vivant. Les orphelins roumains de l’époque de Ceausescu sont des preuves vivantes d’une influence néfaste d’une privation d’affection, par le toucher y compris. Il n’est pas étonnant que personne ne veuille aller dans un Ehpad, ma dernière visite dans une maison de retraite m’a laissé le même sentiment, perplexe, partagé par certains pensionnaires. 

 

Une des solutions se trouve dans la création des béguinages, ou sur le même terrain, les membres choisissent de vivre chacun chez soi, appartement ou maison, partageant les espaces communs pour leur vie sociale. Si l’un d’entr’eux tombe (gravement) malade, avec l’aide spécialisé des soins à domicile, ils s’occupent de lui jusqu’au bout. Ce qui arrivait (ou arrive encore ?) dans les familles multigénérationnelles lorsqu’une personne âgée ou malade terminait sa vie. Le fait que mes propres parents ont vécu dans une grande maison partagée par quatre générations, jusqu’à leur mort, un exemple rare, était très rassurant pour moi qui vivais depuis si longtemps à l’étranger.

 

Après la partie officielle de la rencontre à Parenthèses, je discute entre autres avec deux femmes qui parlent des convictions religieuses de Marie. Certes, dit la plus jeune, elle était élevée dans la religion catholique. Vous la connaissez bien ? Je lance. C’est sa petite fille, dit l’autre. La petite fille avoue avoir été initiée par sa grand-mère à apprivoiser la mort qui fait partie de la vie. Comme dit la grand-mère, c’est son mandat céleste auprès des personnes âgées et des mourants. 

 

La meilleure porte d’entrée dans la vie, c’est la mort, tout comme celle pour entrer dans la mort est celle de la vie. Être actif, éveillé, créatif, relationnel, à l’écoute de son corps et dans la maîtrise de sa vie (rythme de vie stable, nourriture saine, effort physique mesuré), positif et curieux, solder le passé, (n’avoir plus de dette sous forme de regrets ou de remords), les secrets des centenaires sont surtout là, la génétique fait le reste. 

 

C’est l’invisible de l’amour qui résume tous les invisibles, les subordonne à ce mystère. 

 

 Citation p. 120

« Comment cet invisible de l’amour vient-il aux êtres humains. Les chrétiens répondent qu’il émane de Dieu qui est amour. Mais pour les psychanalystes, la source de l’amour est dans la relation qui se crée… dès l’origine, in utero entre la mère et son enfant, mais aussi entre celui-ci et le père, à travers les contacts tactiles et vocaux que les parents établissent avec lui. Dans le giron de la mère, l’être en devenir perçoit les mains tendres de ses parents qui communiquent avec lui. Il perçoit leur voix, leur je t’aime. Cette relation se poursuit après la naissance, lorsque la vie si vulnérable du petit dépend entièrement de l’autre. L’amour s’enracine là. Il est planté au cœur de l’humain. Et l’humain n’aura de cesse de retrouver la plénitude, la joie de l’abandon, de la communion avec l’autre.

 

Mais le réel de la vie, avec ses contraintes, ses frustrations, ses violences, s’oppose à l’amour, et oblige les humains à une quête insatiable d’amour. Nostalgie du paradis perdu, manque, béance impossible à combler sont à l’origine du désir. Et lorsque l’on frôle ne serait-ce qu’un instant cette plénitude perdue, alors le signe de l’amour est la joie.”

 

Cela pose la question du déterminisme étendu aux dimensions invisibles et son rapport au libre arbitre qui là semble un peu moins contrarié, mais c’est pour une autre fois. 

 

En “bonne” psychologue, Marie de Hennezel ne peut qu’être d’accord avec l’approche de la psychanalyse, sans pour autant se prononcer sur la part de l’invisible que l’on découvre au travers de telles relations d’amour nouées avec les parents d’abord, pour dire que cela viendrait d’un Dieu. Attentive à la présence d’un monde invisible en elle-même comme en dehors, elle devient le guide avisé, comme elle fut pour Mitterrand durant les douze dernières années de sa vie, pour permettre, suivant les attentes, aux uns de percevoir l’invisible dans les rêves prémonitoires ou dans la synchronicité, alors que pour d’autres apprécier la présence des anges (et de celui qu’ils représentent), sur le chemin qui mène de la prescience à l’au-delà. Elle appelle à éveiller en chacun de nous le spirituel qui sommeille en nous afin que l’on puisse en vérité contempler la grandeur de sa vie et celle des autres, jusqu’à la vie christique. 

 

L’envolée christique psychanalytique de Marie de Hennezel rejoint nos questions sur le rapport entre cet invisible qui se love à l’intérieur de nous-même, ce dès notre apparition dans le ventre maternel, et cet Autre Invisible dont le souffle se répand inlassablement dans l’univers visible (et invisible). 

 

« Nous sommes les abeilles de l’invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible pour s’accumuler dans la grande ruche d’or de l’invisible. « Rainer Maria Rilke” cité, page 115.

 

Pas seulement vivre avec l’invisible, comme le titre du livre le préconise, mais vouloir même toucher un tel invisible, comme le titre de ce podcast le suggère, c’est embrasser dans le même mouvement d’amour ce qui est de la terre et ce qui est du ciel. 

 

Ce monde invisible nous entoure de façon mystérieuse. Les non-voyants physiques le constatent sans cesse, pour eux n’est visible que ce qui est à l’intérieur d’eux-mêmes. Comme chez le petit prince qui ne cesse de nous toucher par son amour pour la rose.