Madeleine de Proust s’invite en vedette à cette méditation sur les bons effets des vacances et sur la bonne manière de les prolonger.

 

En écrivant cette première phrase je m’aperçois aussitôt qu’elle contient une insistance, n’est-elle pas exagérée, me dis-je, dubitatif sur sa pertinence, sur la qualité des effets aux moments où ils se sont produits et dans le futur proche projetant de les classer dans la catégorie non seulement de comestibles mais surtout bénéfiques pour celui qui les absorbe.

 

Nullement je ne m’y place en contrôleur de qualité dont les critères seraient consignés dans je ne sais quel livre de conduite responsable (nécessairement, car leur bonne renommée y est référencée) publiés tenus pour vrai aussi bien par les éditeurs de différentes maisons d’éditions destinées à nourrir la culture de comportements soutenue par la foi comme gage de vérité, que leurs lecteurs, pour se conduire dans la vie pour se nourrir en luttant ainsi contre toute déchéance provoquée par l’usure des composants matériels que l’on constate avec le temps et que l’on charge injustement d’en être à l’origine alors qu’il n’en est qu’indicateur, qui de sains et saufs hypothétiques mais tenus pour références idéalisées en fait des décatis.

 

Madeleine de Proust s’est invitée à mes quelques nuits blanches provoquées par la faveur bien que relative d’un déclencheur d’une telle situation malencontreuse, me gratifiant d’une occasion de combler une lacune tenue par moi-même et sans aucun doute aux yeux des autres, dommageable pour mon bien être (j’aurais dû dire pour mon état désiré, mais si ne le dis pas c’est par pudeur qui me freine dans mes velléités somme toute bien limitées de me rendre maître de mots et de leur fortune ou misfortune);

 

Gratifié d’un jetlag bien tenace, comme s’il redoublait de force marasmique en y additionnant ce qui lui manquait lors de l’arrivée en Europe alors que la première fois totalement dépourvue d’un quelconque effet nuisible lié au changement de fuseau horaire, changement que le corps apprécie modérément et s’il pouvait il s’en dispenserait sans remords ni tristesse aucune.

 

Mais si il n’y a rien sans rien, de l’autre côté, l’inverse de la même réalité rend les choses plus tangibles, il y a toujours quelque chose de quelque chose.

 

C’est un désir vieux né au contact de la littérature française fixé sur le titre et son auteur et dedans sur une image, connaître le nom de l’auteur et de son biscuit, Proust et sa Madeleine dans La recherche du temps perdu, même si la connaissance juste titulaire n’a cessé de plonger dans le contenu, il a fallu donc des effets d’un décalage horaire pour y goûter avec savoureuse joie dont seulement les sens les plus primaires peuvent intercepter accueillir et enregistrer toute la finesse de la force brute que la nature offre au palais d’un jouisseur qui se respecte.

 

Bon, responsable, respectueux, décidément je ne m’en sors pas de la circonvolution des territoires de l’action humaine préemptés par le regard au demeurant bienveillant car soucieux de moi y compris, ce qui m’aurait laissé en paix tant que je n’avais pas goûté à la Madeleine de Proust. 

 

Par anticipation d’abord, dans la confirmation des faits relatés à présent. 

 

Mais une fois lu ces quelques pages perdues dans l’immense fresque de la vie sociale de l’époque, me suis-je demandé en quoi cela m’a apporté un plus, puisque l’imaginaire a incrusté suffisamment puissamment l’image mentale dans le réel de ma vie, que la lecture ne pouvait que confirmer la présence qui d’apprise depuis le cercle périphérique de connaissance transmise et accueillie maintenant se laisse apprécier de l’intérieur du matériau de base que constitue la réalité d’un récit. 

 

D’autant qu’il s’agit d’une sensation que les sens délivrent comme un cadeau dont on ne sait pas si son utilité va perdurer mais dont la force est telle que l’on ne peut pas l’oublier fichue percée dans la chair comme une porteuse infléchie du message d’une haute importance envoyé par les cieux.

 

A moins que ce ne soit une darde desséchée, telle une écharde, qui totalement intégrée dans le tissu vivant n’est offensif que dans les contours que l’on peut confondre avec un piercing profond sous cutané.

 

Quelle est donc le propre unique indispensable irremplaçable implacable de cette jouissance que la Madeleine de Proust provoque? Qu’est-ce qui est primaire primitive primordiale printanière pour devoir la hisser au rang du sublime que l’esprit dédaigneux refuserait avec vigueur n’y voyant que des effets de bas instincts qui à la longue ne conduisent qu’à la déchéance.

 

C’est sur un terrain pour le moins délicat que le sensuel de Madeleine entraîne, ce à quoi n’a habitué ni la morale janséniste avec ses reflux victoriens, ni la littérature, ni la discipline militaire, toutes ligués pour produire des moines soldats en vue de les rendre insensibles au froid et à la plainte. 

 

A une déchéance ainsi programmée, il n’y a qu’un remède: dur labeur. 

 

Déchu, personne ne le voudrait que diable, mais cette carrière à laquelle s’exercent peu de connaisseurs du savoureux qui transporte vers les hauteurs non pas des aspirations mais des constats qui si hauts placés ne sont atteignables que pour ceux qui les ont expérimentés.

 

Et qui ne les a pas expérimentées? Personne, donc tout le monde, tout un chacun. Je ne parle pas ici des jouissances à caractère érotique ou sexuelle dont je ne suis nullement expert pour ne pas dire un ignard qui se contente d’autres sources accessibles à tout le monde, absolument tout le monde.

 

Madeleine de Proust en est la meilleure illustration. Pour le palais et pour le corps entier, et le transport qui magiquement majestueusement opère replante la vie ainsi limitée aux confins des frontières qui plutôt indiquent qu’elles ne séparent de l’infini.

 

Quelle jouissance n’aurait jamais aucun impact sur les sens? À l’exemple de la jouissance dont fut gratifié le petit garçon par un biscuit voluptueusement associé au thé, le gâteau se laissant imbiber par le breuvage avec lequel s’associer n’est que pour un gain qui s’avère être au delà de ce que l’on pouvait espérer sans considérer que les deux, le biscuit et le thé, absorbés séparément avec un intervalle ne laisserait pas l’association de goût et de plaisir s’opérer.

 

Chacun a sa Madeleine, tous les gourmets en France le savent. Leur concentration sur l’hexagone ou ailleurs dans le monde en comparaison avec d’autres pays est nettement supérieure à la moyenne.

 

Ce constat plutôt flatteur est fondé certes sur les faits, mais sans aucun doute aussi un brin formé à l’aide d’une conviction à caractère relatif d’une valeur ajoutée en prime donc gratuitement par connivence plus que par complaisance et tout amalgamée avec force qui la rend dure comme la dent.

 

Jean Rochefort qui savait raconter excellait non seulement dans la pub de Boursin, est devenue mémorable l’histoire de trois voyageurs promeneurs à pied, dix pieds pour trois promeneurs: deux pour le bipède cela va de soit, huit autres équitablement répartis entre le cheval et le chien.

 

Après une promenade sous la pluie, tous les trois s’arrêtent on peut deviner qui en a pris l’initiative, pour pisser de concert, un moment sublime de communion entre moi, le cheval et le chien, dit-il émerveillé comme si ceci s’était passé presque pendant qu’il parlait.

 

David, celui de la Bible, guerrier et futur roi, fondateur d’une dynastie chargée d’accueillir dans ses rangs un roi des rois, messie de chez Dieu, Dieu venant de Dieu, avec ses hommes, tous ont mangé du pain offert au Temple. 

 

La faim physique prime sur les restrictions religieuses et rituelles, de la sensation de la faim à la sensualité gustative renforcée par la sensualité olfactive, les deux soutenus par les yeux et les tactiles, il n’y a que la distance qui sépare le besoin de la nécessité. 

 

Jésus rappelle cela à ces détracteurs qui s’offusquent de le voir permettre à ses disciples, et lui-même ne s’en priva pas, de manger des graines vertes et encore toutes molles cueillies dans un champ de blé traversé à la boussole spirituelle qui n’avait de nom que camaraderie et copains d’abord lors d’une promenade le jour du sabbat dont on est à peu près sûr qu’ils avaient bien plus que mille pas autorisées par la loi au compteur de leur exercice. 

 

Et nous y voilà d’un biscuit à l’autre, voilà comment Madeleine de Proust me conduit à la communion eucharistique. Que les enfants la nomment de cette façon, qu’est-ce que on mange déjà dans l’église, c’est un biscuit?! Ainsi rien d’étonnant à ce que la référence d’une comparaison soit toujours trouvée dans ce qui est déjà connu, assimilé vécu et tenu pour vrai.

 

Avoir faim et soif de la parole de Dieu, parole incarnée dans le pain et le vin, pas dissoute ou ramollie au contact du solide avec du liquide, une présence aussi vraie que la sensation de la jouissance au contact de Madeleine et du thé sur lesquelles, l’instant que le souvenir de leur présence dans son corps l’envahissait, faisait pleurer Marcel, garçon sans doute très sensible et à ce titre fragile que seul l’amour de sa maman ne pouvait consoler, pour peu qu’elle soit auprès de lui, ce qu’il désirait ardemment. 

 

La vie chrétienne connaît-elle des jouissances semblables à celle que la nature offre, beaucoup de littérature engagée et critique coule toujours.

 

La littérature critique est une autre forme d’engagement mais pour explorer par la face nord, à premier abord un peu moins fun mais réservée aux plus courageux qui n’ont pas peur de braver les éléments avec le risque de dévisser, parfois tellement préoccupés d’un devoir de faire dévisser les autres, ceux qui escaladent par la face sud plus facile d’accès et qui, à constater aux dires de ceux de la face nord que la facilité des sudistes est fondée sur des légendes qui peuvent être désamorcées par les courageux et vigoureux nordistes. À force de se chamailler sur la méthode, ils ne voient pas le but.

 

Les grands mystiques semblent la frôler, cette jouissance indicible que les mots maladroits pour la décrire font sentir des effluves du débat amoureux dans lequel l’aspiration spirituelle est engagée corps et âme, sont-ils encore capables d’accueillir avec joie la jouissance toute naturelle?

 

Sans doute oui, la Monachomachia de Krasicki (XVIIIs, évêque de Gniezno et à ce titre primat de Pologne) avec sa critique du clergé et surtout des moines pour provoquer la réflexion (et dans une certaine mesure Gargantua et Pantagruel de Rabelais), sur les moines obèses trop bien nourris, aussi car trop gourmands, sont-ils encore dans la catégorie de Proust ou de Rochefort ?

 

Une différence entre le plaisir de la vie comme elle vient et l’addiction que l’on contracte par ennuie et désoeuvrement pour se nourrir de tels excitants, -je crains que le cannabis, ce produit de comfort pour nourrir le bien-etre et l’estime de soi soit de la même catégorie-, la difference entre le plaisir et l’addiction trace donc une frontière entre ce qui est librement accueilli et ce qui étant librement consenti devient un esclavage subi.

 

Il est frappant de constater au travers de la littérature pour ce qui est du passé révolu ou récent, et la modernité ne s’en prive pas de le pointer du doigt, les clercs moines religieuses (pas de rapport avec le gâteau 🍰 même si l’on le cherchait ce serait pour faire une joyeuse escapade pour divertir les cœurs ennuyés par leur normalité), les clercs moines religieuses qui n’ont pas conservé ce goût, que dis-je une attestation de prédilection pour les petites joies de la vie, -aux yeux de leurs contemporains et depuis si l’on arrive à relater leur existence-, deviennent des témoins d’une humanité qui croyant guider les autres errent dans les déserts dont le vent sec de leurs exigences ferrées à l’obéissance les stérilise et rend leur mission risible.

 

Madeleine de Proust me fait penser à toutes les situations dans lesquelles j’ai entendu beaucoup de rires. Non des rires qui indisposent, irritent (que mes amis américains et leurs concitoyens à qui j’assimile de tels rires forts rassurant et vides, me le pardonnent, mais c’est sans doute le manque d’accès à la culture qui m’empêche d’accéder au sens profond d’un rire américain) mais ceux exécutés de bon cœur. 💓 Décidément je n’arrive pas a me passer de tels qualificatifs sans doute irrité qu’il m’indisposent et qu’ils m’interrogent et qui font écho à la joie de vivre dans le passé et si par bonheur sont reliés à leurs répliques au présent de la vie constituée des sentiers lumineux de plaisir (rien avoir avec l’Amérique latine, même si on le cherchait, on trouverait le lien comme dans le cas de la religieuse).

 

Je suis ravi d’entendre rire mes hôtes à l’évêché, rires sortis de gosiers hongkongais auxquels, privé d’accès direct, à moins que cela ne soit traduit, je communie en silence, je suis ravi de le faire partout où c’est possible.

 

Il me revient cette anecdote du temps de l’université à Varsovie, lors d’un cours sur les statistiques (pour le compte de la sociologie). Ma voisine, pour égayer l’austérité, la hardiesse des chiffres, me lance cette question : est-ce que Dieu a de l’humour?

 

Je ne serai pas croyant si il n’en avait pas. Telle fut ma réponse délivrée avec fulgurance sur un petit papier, aussi spontanée que immédiate et à laquelle je me réfère souvent, la fonction de la mise à distance est nécessaire à tout ouvrage, même céleste aux dires de certains connaisseurs scrutant le firmament.

 

Je crois que ce jour sans le chercher j’ai gagné un peu (plus) d’estime à ses yeux.

 

Les jouissances ordinaires de la vie c’est sérieux et en se délecter en riant c’est une voie sûre pour ne pas se prendre au sérieux (même Dieu aux dires de l’étudiant que j’ai été ne semble pas toujours se prendre au sérieux, toutes mises à distance par rapport à sa création avec fortune diverses le prouvent)

 

Et ça détend, les bénéfices des vacances pour la vie ordinaire. Et pour l’année avec leur réactivation constante.

 

Je vois dans mon imaginaire parfois débordant l’écriteau à l’entrée de nos églises : l’accueil bon ou mauvais, ça dépend de ceux qui accueillent, mais venez ici pour vous détendre, dérider et un peu dématérialiser, un peu, pas trop, juste ce qu’il faut pour bien vivre les moments simples de la vie. C’est le mystère de la vie, et le mystère de la foi s’y éclaircit tant soit peu.

 

La recherche du temps perdu n’a rien perdu de sa pertinence ni pour le présent ni pour l’avenir. 

 

Comme sur Boulevard Saint Germain et à la rue de la Bellechasse, comme à Cambrai et à Belfond, comme à Cambremer et à Gaillardon, j’ai été heureux de les retrouver grâce à Madeleine et bien d’autres endroits où le rendez-vous avec l’histoire était au rendez vous de ma présence dans le passé, et qui s’invite au présent pour une jouissance trouvée là bas et réactivée ici. La communion eucharistique englobe tout cela.

 

Merci Madeleine, pardon, merci Marcel. Les deux, merci !