“First-ever blind Catholic priest in Kenya is ordained”

 

Mon regard sollicité par un signal fort de la part du cerveau s’est accroché à cette information. Je me suis laissé interpeller par cette nouvelle qui fait date. 

 

Et immédiatement s’est présentée à ma conscience toute une foule de handicapés qui peuplent ma mémoire et mon imaginaire ; puisque le cerveau ne fait pas de différence, tout y est à prendre en compte avec la même considération. 

 

Non pas que ce mélange de situations réelles et imaginaires ne sollicite pas à faire la distinction et ceci en vertu de la nécessité de se poser de bonnes questions sur la situation réelle du handicap.

 

Mais la part de l’imaginaire et son amalgame avec les situations réelles, sur lesquelles il déteint parfois de façon lourde de conséquences, dit quelque chose d’important pour notre manière de nous situer. 

 

Tu vois ou vont nos impôts ! confie un homme à sa femme en voyant une handicapée lourde emmenée par ses parents dans le parc public. 

 

En d’autres termes, ce que nous constatons autour de nous est communément perçu comme des projections, et les filtres qui les accompagnent sont d’une puissance suffisante pour nous séparer efficacement de la réalité. 

 

Le handicap fait peur, car si toutefois nous considérons ne pas en être porteur, il nous renvoie à notre propre fragilité latente. Accepter l’un veut dire accepter l’autre. La vérité passe par là. 

 

Et c’est lourd de conséquences, comme partout ailleurs, on pourra facilement objecter. Certes, c’est comme partout ailleurs, cependant il y a des situations qui sont plus lourdes de conséquences que d’autres.

 

 

Et c’en est une, laquelle on pourrait de ce point de vue comparer peut-être avec toutes les fausses images de Dieu que l’on traîne depuis “Adam et Ève”. 

 

Par-delà notre imaginaire, c’est en quelque sorte un voyage à la recherche de la réalité perdue, si toutefois elle ne fut jamais trouvée, ce dont on peut légitimement douter, tellement elle est intimement liée à la nature humaine. 

 

Je propose de présenter comment je vois la réalité du handicap, évidemment de façon bien parcellaire et quitte à tomber dans quelques clichés, ce dont je m’excuse par avance.

 

The ordination of the first-ever blind Catholic priest in Kenya will help show people that “disability is not inability,” the archbishop of Nyeri has said.

 

Dans cette phrase prononcée lors de la messe d’ordination, à mon avis, tout est résumé. Le handicap n’est pas un obstacle à accomplir diverses missions. 

 

Dans le régime chrétien cela sonne comme un appel aux retrouvailles, appel divin, retrouvailles humaines. 

 

Depuis la nuit des temps on a vu dans le handicap une malédiction des dieux, affublée d’une incapacité au travail et donc à subvenir aux besoins de son existence.

 

À l’époque actuelle, des préjugés d’ordre symbolique sont dans beaucoup d’endroits inactifs. “Qui a péché, lui ou ses parents ?”, question posée à Jésus à propos de l’aveugle de naissance, demandait en effet une clarification.

 

Le christianisme s’enracine dans cette clarification : “ni lui, ni ses parents”, mais pour que l’amour de Dieu se manifeste. Comme s’il ne pouvait pas se manifester sans l’existence de telles situations éprouvantes, car on s’en passerait volontiers. 

 

Le monde sans handicap d’aucun sorte ni souffrance, c’est une conviction profonde qui sourde dans les tréfonds de l’existence humaine. Elle est juste à enregistrer comme un appel à une vie idéale, vie d’ailleurs qui serait possible ailleurs et chacun son ciel. 

 

Elle n’est aucunement à évacuer, mais reste à voir ce que l’on peut faire. J’y reviendrai vers la fin.

 

Sans vouloir les couvrir tous d’un regard synthétique englobant – le risque d’en oublier est toujours quelque un peu fâcheux pour une exhaustivité qui n’en est pas une – je me concentre sur deux types de handicap.

 

J’ose prétendre, l’un aussi surprenant que l’autre. Le premier conduit au second et vice versa. Les deux se situent dans la sphère de la religion chrétienne et même dans l’Église catholique.  

 

Le handicap et l’ordination sacerdotale d’abord. Le droit canon définit les règles générales d’admission pour savoir qui est idoine pour un tel ministère.

 

Déjà la moitié, celle du sexe dit autrefois faible, est écartée d’un revers de main par le législateur. Je n’entre pas ici dans le débat d’accès des femmes au sacerdoce traditionnellement réservé aux hommes. 

 

Dans ce qui reste, il y en a qui en sont également exclus. Une sélection bien naturelle, somme toute légitime, car légitimée par le législateur. Un raisonnement aux allures de tautologie est le propre du droit ou tout est justifié par celui qui justifie, c’est-à-dire rend juste les raisons d’un choix et leur interprétation.  

 

Can. 241 – § 1. L’Évêque diocésain n’admettra au grand séminaire que ceux qui par leurs qualités humaines et morales, spirituelles et intellectuelles ; par leur santé physique et psychique ainsi que par leur volonté droite, seront jugés capables de se donner pour toujours aux ministères sacrés.

 

C’est d’une interprétation de la loi au profit de la sélection des candidats qu’il est question. Le droit codifie, les décideurs appliquent. 

 

Et qu’est-ce qu’en dit la loi civile ? La présentation qui suit, sous forme d’une longue citation, marque une étape importante dans l’évolution du regard posé sur le handicap. 

 

Dans cette présentation la loi civile va bien plus en profondeur et dans les détails, car elle concerne toute la vie sociale et pas seulement comme c’est le cas de l’Église, un aspect particulier, celui des aptitudes des candidats au sacerdoce. Bien entendu, cela n’épuise ni la profondeur ni l’étendue du champ d’actions qu’elle entreprend dans ce domaine. 

 

“En 1980, l’OMS mit en place une Classification Internationale des

Handicaps (CIH). Celle-ci distinguait la déficience de l’incapacité, qui provoque, ou non, un désavantage social : le handicap, consubstantiel à la personne est le « … désavantage social pour un individu donné, qui résulte d’une déficience ou d’une incapacité, et qui limite ou interdit l’accomplissement d’un rôle normal (compte-tenu de l’âge, du sexe, des facteurs sociaux et culturels) ».

 

La CIH s’inspirait des travaux de Philip Wood, médecin épidémiologiste britannique de l’Université de Manchester, qui constatait trois composantes dans le handicap : une déficience, provoquée par la lésion d’un organe, qui altère une structure ou une fonction physiologique, anatomique ou psychologique, dès le début de la vie ou suite à une maladie, un trouble de santé ou un accident ; la déficience engendre une incapacité fonctionnelle : la personne a des difficultés ou est dans l’impossibilité d’effectuer une ou des activités (marcher, entendre, voir, apprendre à lire, s’orienter, etc.) ; cela entraîne un désavantage social : la personne ne peut pas accomplir ce que tout un chacun peut réaliser au même âge, dans le même contexte socio-culturel.” 

 

Dans les deux cas, il est question d’aptitudes à exercer une activité professionnelle.

 

La progression dans la compréhension de ce qu’est le handicap dont le terme apparaît seulement au début du 20ème siècle, fait que finalement on s’éloigne de ce terme pour davantage se concentrer sur les aptitudes décrites en termes d’efficacité comme étant des déficiences.

 

C’est de l’accueil de telles personnes dans la société dans son ensemble et dans le monde du travail en particulier qu’il y est question. Pour assumer une telle présence, il y aurait beaucoup à dire sur le transfert de la charge familiale vers la charge sociale et la collaboration entre les deux par l’intermédiaire des organisations dédiées ou pas. 

 

Dans certaines sociétés, le monde du travail s’ouvre à cette réalité en offrant des conditions adaptées : aménagement du temps et de la charge du travail en fonction des capacités réelles.

 

En Église, le christianisme à l’instar de son fondateur a toujours veillé à, du moins de façon programmatique, intégrer les personnes ainsi touchées.

 

Lors de ma formation au séminaire, l’accès au sacerdoce était défini entre autres par l’aspect extérieur. Ne pouvait pas être admis à l’ordination un homme dont le handicap constituait un repoussoir potentiel pour les fidèles.

 

Avec une pointe d’humour, et il me le pardonnera sans doute, tellement il était persuadé de sa laideur, Jacques Brel, si toutefois l’idée lui était passée par la tête, n’aurait probablement pas été admis au ministère ordonné.

 

Un séminariste qui était avec moi, bien que de petite taille, était admis, et heureusement. Pour ce qui est du handicap psychologique ou d’une déficience mentale, il y a une communauté de religieux dans le Val-d’Oise et sans doute pas la seule.

 

Dans la religion chrétienne on a intégré le handicap de façon bien théologique. Jésus n’exprime pas seulement de la compassion à l’égard de tous les déglingués de la vie dans leur corps, dans leur tête, jusqu’à dans leur âme.

 

Jésus va bien plus loin, il y pose un regard qui est celui de son Père dans lequel se dévoile l’amour infini.

 

Par son incarnation, Jésus partage les conditions les plus humiliantes jusqu’à l’ignominie de la mort sur la croix. Mais déjà de son vivant, il découvre l’étendue de l’infirmité dans le peuple qui le poursuit assailli de demandes de guérisons. 

 

Exercice auquel il se prête volontiers dans la mesure de ses capacités, certes divines mais bien limitées pour autant. Sa condition humaine est désormais bel et bien là ; comme le dit Claudel :

 

“Le Verbe dilaté, à la mesure de l’infini, le voici rétréci au contact de lui-même.”

 

Sa divinité compactée dans son existence charnelle le rend doublement handicapé, dans sa divinité à cause du respect des lois de la nature, sauf quand il s’autorise quelques miracles (jamais pour lui-même) qui sans qu’il le veuille frappe l’imaginaire ; et dans son corps par l’identification avec tout handicap rencontré.

 

Et cela me conduit au second sujet que je veux développer maintenant.

 

En partie à l’instar de son maître, tout théologien est un handicapé, mais en partie seulement, car contrairement au théologien, le maître fait connaître très fidèlement tout ce qu’il avait reçu de son père.

 

Or le théologien (tout chrétien l’est, même si le travail dans ce domaine incombe de façon professionnelle aux spécialistes, prêtres, évêques, religieux, religieuses ou laïcs) se heurte constamment au problème de Dieu comme mystère, à l’omniprésence du mal comme réalité révoltante, à la place de l’humain sous une telle constellation céleste.

 

Il est confronté au mystère qui n’est pas une simple énigme sous forme de laquelle se présentent aux scientifiques des invitations à la résoudre, mais bel et bien une réalité qui lui échappera toujours.

 

Pour rendre compte de cette difficulté, on a inventé au Moyen Âge cette fameuse règle, toujours d’actualité, à laquelle est soumise la compréhension de l’analogie employée pour parler de Dieu et de ses affaires : la dissemblance est plus grande que la ressemblance (4 concile de Latran).

 

J’ai toujours senti en moi ce handicap, c’est peut-être aussi pour cette raison que je suis rarement satisfait quand je parle de Dieu et de sa boutique (qu’Il me pardonne cette familiarité).

 

Et j’ai toujours été un peu suspect à l’égard des bons parleurs, je ne vise pas la clarté des propos qui est toujours à rechercher, mais une certaine suffisance qui nous guette tous, bons ou mauvais parleurs comme chez les bâtisseurs de la tour de Babel.

 

Ils ont compris à leurs dépends que se mettre à la place de Dieu, c’est une entreprise bien délicate qui pourtant nous tente tous et j’en fais partie. Et le véritable handicap qui rend l’humain incapable de se suffire à lui même est là.

 

Le handicap d’insuffisance devient alors un avantage, celui de non seulement en faire le lieu de force, mais le lieu d’humanisation et donc de spiritualité et de communion. 

 

Redemption transforms vulnerability into a communion with God ( Thomas E. Reynolds)

 

Moïse ne sait pas parler, Arron est son porte-voix, Paul ni orateur ni autorité, et  Elisabeth Sanna (The Disabled Woman who became an apostle- le titre d’un petit livre), la collaboratrice de saint Vincent Pallotti, fondateur de ma congrégation, qui auprès d’elle trouvait tant d’inspiration, elle qui lourdement handicapée a pourtant retourné tout Rome de son vivant qui s’est rendu massivement à ses funérailles.

 

Comme ceux de Victor Hugo, mais pour poursuivre l’analogie il faudrait se poser la question non pas des réussites de ce dernier, mais de son handicap comme lieu de vérité.  

 

Pour les humains, il y a mille façons de se lier les uns aux autres. Et si nous nous déclarions tous handicapés, inaptes pas tant au travail mais à justement la bonne relation.

 

En voyant ce qui nous manque, les soins apportés par les autres nous guériront alors de notre suffisance. Le handicap a ceci de bon pour nous les gens ordinaires, de ne pas nous considérer au-dessus des autres, eux les infirmes visibles et leur entourage, pour qui c’est souvent si lourd. 

 

Alors que l’on est tous des handicapés, la communion dans la vulnérabilité devient une source de vie. Il suffit d’ouvrir les yeux, cela peut rendre heureux. 

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CF. Théologie de l’handicap, théologie handicapée, Dominique Foyer, Revue d’Éthique et de Théologie morale, 2009, 256, p. 147-159  

(Photo d’une rencontre inattendue entre un enfant handicapé et le Pape François au Vatican en octobre 2021)