Leung Ping Kwan appartenait à une génération d’intellectuels hongkongais dont l’éclectisme avait de quoi étonner. Ils connaissaient aussi bien la culture chinoise que le Nouveau Roman français, la poésie américaine de la Beat Generation ou la littérature sud-américaine.

Se souvenir du poète hongkongais Leung Ping Kwan qui nous a quittés il y a tout juste dix ans, au tout début de l’année 2013, c’est se souvenir d’un écrivain d’une profonde culture, d’un intellectuel brillant et à mes yeux d’un véritable humaniste aussi à l’aise dans la culture chinoise que la culture occidentale. Je reproduis ici un extrait de mon journal lorsque j’écoutais Leung Ping Kwan lire ses poésies pour la première fois. C’était un samedi soir, autour de minuit, en 1996, à Hong Kong.

 

Trois poèmes sur les événements de Tian’anmen

La salle aux plafonds bas est pleine de gens. La lumière jaunâtre, la fumée des cigarettes estompent les visages. Beaucoup se connaissent, rient, bavardent au son des bouteilles de vin qui s’entrechoquent sur les tables – de simples caisses renversées. On n’est qu’à quelques ruelles de Lan Kwai Fong et pourtant bien loin.

Les mots résonnent en cantonais, ils sont repris en mandarin. Leung Ping Kwan lit l’un de ses poèmes les plus émouvants, un triptyque qui évoque les événements de Tian’anmen. Non un récit direct, mais plutôt l’empreinte qu’ils ont inscrite dans la vie des gens. Leung utilise pour ce sujet [dont l’évocation maintenant est censurée et interdite à Hong Kong] une métaphore : celle de la maison que l’on veut remeubler, que l’on retrouve brisée, qu’il faut abandonner…

 

Le premier poème, “La grande place”, raconte le grand ménage du printemps, le besoin de se débarrasser des vieilleries, la recherche de fraîcheur, les tentes qui fleurissent sur Tian’anmen et, soudainement, la brisure. “À minuit, Pandémonium ! Nous voulions seulement changer un peu les choses, tirer le rideau sur cette image ternie – les sables déchaînés ont déchiré nos signes, la foudre a ravagé nos tables et nos chaises.”

 

Le deuxième poème, “Maison brisée”, marque la stupeur, les rêves et les espoirs envolés. “Comment pouvons-nous abandonner tout cela, bien que vous dites qu’il vaudrait mieux, maintenant que les camions et les tanks se rapprochent, que tous les gens crient et courent en tous sens, que les flammes illuminent la place entière. Nous sommes là, assis, muets, à peine tremblant dans la nuit fraîche. Vous dites que c’était une maison temporaire et que l’on pourra toujours en construire une nouvelle. Bien sûr que nous le pourrons, nos propres cœurs sont nos meubles. Je n’ai pas peur, seulement je n’ai plus de mots.”

 

“Réameublement”, le dernier poème, raconte la longue cicatrisation après les événements, l’oubli et finalement la remise des meubles en place. Mais c’est une maison cloîtrée, close de l’extérieur, alors que les gens préparent le Nouvel An. “Les ombres de la vieille année errent-elles encore dans les rues ? Ferme et barre les fenêtres contre le froid. Peu importe les ombres suspendues aux portes ou le fantôme des flammes dans les coins, colle les images du Dieu de la Porte sur cette sauvagerie… ” En évoquant la version désormais revisitée et officielle des événements, l’ordre précédent rétabli : “Les grands vieux meubles, avec les sentences du Nouvel An d’usage, collées sur la porte frontale, sûre, silencieuse et verrouillée.”

 

Une œuvre nourrie d’expérience hongkongaise

Leung Ping Kwan appartenait à cette génération d’écrivains éduqués dans le Hong Kong de l’après-guerre et dont l’œuvre se nourrissait directement d’une expérience hongkongaise qu’ils affirmaient de plus en plus à l’approche de la rétrocession de Hong Kong, en 1997. Leur identité hongkongaise était parfois difficile à vivre car souvent non reconnue, autant du côté chinois (qu’il soit de Taïwan ou de Chine) que du côté occidental.

“Notre génération, disait Leung Ping Kwan, élevée à Hong Kong après 1949 vit sous le système colonial britannique, mais a cependant un contact plus intime avec la culture chinoise, sous des formes maintenant variées et altérées. Nous parlons cantonais dans notre vie quotidienne, mais nous écrivons en chinois moderne. Nous avons gardé de nos parents nombre de coutumes étrangères variées et nous avons grandi dans une culture hybride avec une confusion des valeurs et l’angoisse d’être toujours mal compris dès que l’on passe la frontière.”

 

Cette génération d’intellectuels hongkongais étonnait par son éclectisme. Leur intérêt se portait autant sur la littérature, les arts plastiques que sur le cinéma de la Nouvelle Vague.

Confronté à ces influences multiples, Leung est amené à voir la culture chinoise dans une perspective nouvelle. “Il y a une renaissance de l’intérêt pour la culture traditionnelle chinoise dans les magazines, les feuilletons télévisés, que l’on peut peut-être lier à la situation politique avant la rétrocession. Nous sommes dans une situation contradictoire, placés entre deux extrêmes : une course aux passeports BNO [délivrés par les autorités britanniques juste avant la rétrocession], qui marque un manque de confiance du gouvernement chinois, et d’autre part une sorte de renaissance d’intérêt pour la culture nationale et les arts traditionnels.”

Leung s’intéressait à la complexité des relations entre colonialisme, postcolonialisme, histoire et traditions chinoises, qui sont actuellement au cœur du problème hongkongais. “À Hong Kong, nous n’avons pas seulement été élevés dans deux cultures, mais plutôt parmi des cultures hybrides et fragmentées.”

Il réfutait également les termes de “désert culturel” ou de culture “bâtarde” que beaucoup aiment appliquer à Hong Kong. Il affirmait hautement la position unique de Hong Kong et mettait en garde contre les dangers futurs. “Si nous parlons de la tyrannie de la culture britannique, nous ne devons pas oublier que la culture chinoise peut être aussi bien répressive et tyrannique. Il y a des gens, en Chine continentale et à Taïwan, qui se réclament d’une culture orthodoxe et considèrent leur culture comme supérieure et celle des autres communautés chinoises comme hétérodoxes et inférieures. En réalité, les cultures chinoises ne doivent pas être vues comme homogènes. Le recul par rapport à l’orthodoxie ici, et les éléments mélangés qui mettent en danger la pureté de la “tradition” peuvent être autant d’avantages. Il est alors possible d’engager une réflexion sur sa propre culture face au défi que posent les autres. Politiquement et culturellement, les Hongkongais ont survécu sous différents pouvoirs dominateurs et l’on doit être conscient de cela si l’on veut vivre avec eux.”

 

(Photo @David Clarke)

Aperçu de la bibliographie de Leung Ping Kwan :

Romancier, poète, essayiste, chercheur et professeur, Leung écrivit de nombreux essais critiques sur la culture hongkongaise. Il entretenait aussi un lien privilégié avec la France. L’un de ses premiers ouvrages s’intitulait Contemporary French Stories, dont une traduction fut publiée à Taipei.

En mars 2000, il participa à un colloque intitulé “Littérature chinoise ; les liens au passé et l’écriture contemporaine” à la Bibliothèque nationale de France, et en décembre 2001, toujours à la BNF, aux “Rencontres littéraires franco-chinoises : comment la modernité peut-elle s’envisager aujourd’hui”.

Il publia en 2001 Iles et continents, aux éditions Gallimard, traduit par Annie Curien. Il participa aux ateliers Alibis (Dialogues littéraires franco-chinoises) en 2002 à la Maison des sciences de l’homme.

En 2004, il fut invité au salon du livre de Paris, et lu ses poèmes à la maison de la poésie.

Il publia en 2006 De-ci de-là des choses, traduit par Annie Curien, Sonia Au et Gérard Henry.

Son dernier ouvrage en français, traduit par Camille Loisier, publié par les éditions MCCM et lancé en 2012 à la librairie Parenthèses, est intitulé En ces jours instables.

Il participa aussi à de nombreuses lectures de poésies organisées par l’Alliance française de Hong Kong, dont une avec Michel Houellebecq, en mai 2010.

Invité comme écrivain en résidence au monastère de Saorge, en Provence, en 2008, il publia un recueil de poèmes intitulé Chinese Poems from Provence en 2012, qui s’inspire de son séjour dans cette région et des rencontres qu’il y fit, malheureusement non encore traduit en français.

————————

Blog de Gérard Henry

https://www.courrierinternational.com/sujet/blog-hong-kong