Cela peut paraître un peu fantasque de vouloir traiter un sujet aussi peu commun que peu commode. Voyager en train pendant 21 jours sur un trajet le plus long possible de Singapour à Lisbonne ou l’inverse, long de 18.755 km, 13 pays, 7 visas et 1.250 euros sans compter nourriture et éventuels hébergements. 

 

En comparaison avec le transsibérien qui relie Moscou et Vladivostok sur 9288 km, même si on ajoute la distance de Moscou jusqu’à Lisbonne environ 4000 km (les données contradictoires n’inspirent pas une confiance totale), cela ne représente pas une concurrence pour prétendre à la première place.

 

Contrairement au transsibérien, pour parcourir le trajet entre Bangkok et Lisbonne, ne vous imaginez pas passer tout ce temps dans le même wagon et le même train. Sans décoller vous aurez à effectuer plusieurs escales ferroviaires de quelques heures à quelques jours, voire plus. 

 

C’est un peu, toute proportion gardée, comme prendre le plus long escalator du monde qui paraît-il se trouve à Hong Kong même, à deux pas de l’endroit où j’habite. Quand on l’utilise pour la première fois, on s’imagine qu’il est d’un seul rouleau et on est un peu déçu en devant passer d’un tapis sur un autre, or à ma connaissance un des plus long tapis roulant d’une seule pièce semble être celui du metro parisien entre les Halles et Châtelet. 

 

Ce sont les prochaines JMJ qui vont se dérouler à Lisbonne l’été prochain qui m’ont convaincu de consacrer ce podcast à la ferrovipathie. Certes, c’est plus rapide et surtout plus confortable de prendre l’avion, même si en CO2 il n’y a pas photo. 

 

Sauver la planète en voyageant de façon moins polluante, à vélo cela doit être encore plus écolo. 

 

Dans le domaine du transport (comme dans bien d’autres), en matière d’écologie, les désirs hautement louables sont confrontés à la dure réalité. Renoncer au shampoing, revenir à l’usage du blanc d’oeuf encore en vigueur dans certains endroits en France dans les années 1970, oeuf qui a d’ailleurs sauvé la planète de la propagation de la pandémie, c’est accepter de sentir pas très bon pendant deux trois mois, le temps que le cuir chevelu s’adapte à la nouvelle formule chimique.  

 

La vertu de la lenteur est mise à rude épreuve, et on y tient si l’on aime sinon le chemin, au moins le but. Ferrovipathie pour le premier, lavage des cheveux pour le second. 

 

Pour tous et sans doute surtout pour les jeunes habitués à l’hygiène du corps d’un niveau très élevé c’est un peu difficile. C’est comme pour partir en train pour un long voyage, avec quelques plus ou moins bonnes surprises à la clef. 

 

On peut légitimement supposer que le ferrovipathe, cet accro à la cadence de la glisse sur des rails rythmé par des bruits saccadés de passage entre les deux parties des rails, même s’il n’y est pas opposé, n’est pas forcément un promoteur effréné de la lutte contre le gaspillage y compris en CO2. 

 

Partir trois semaines c’est encore trop long pour un terrien habitué à utiliser des moyens aériens de transport, et pourtant c’est bien plus rapide que par la mer où jadis il fallait plusieurs mois pour rejoindre l’autre bout de la terre. Et je ne parle pas de ceux qui pour des raisons commerciales et ou politiques (des véritables explorateurs étaient rares et même eux étaient redevables à leur sponsors) traversent les continents en vélo ou à pied.

 

Sans penser au voyage à cheval, le plus long trajet jamais réalisé semble etre celui de Chinggis Khan dont la poste pouvait transmettre des courriers en Europe en à peine deux semaines, à raison de 40 kilomètres entre deux relais, la distance suffisante pour avoir de quoi fatiguer le cheval et sans doute le cavalier qui changeait à un rythme plus lent en parcourant sinon la totalité au moins une partie du trajet. 

 

Le plaisir de voyager est inscrit dans notre ADN, celui de Homo Viator qui a besoin de bouger pour voir ailleurs. Prendre le train pour aller au travail n’est pas forcément une partie de plaisir, surtout en Inde, mais pas seulement.  

 

S’agripper à une partie métallique de la paroi du wagon dont les portes ne ferment jamais, avec les pieds supposés posés sur quelque chose qui semble offrir un appui bien précaire, cela relève d’une acrobatie, et déjà s’y trouver relève du parcours du combattant.

 

Celui de voyager en train pour le plaisir relève d’une curiosité dont l’addiction pour l’assouvir suppose le temps et les moyens. Mais en revanche on est recomposé par ce que l’on peut voir durant le trajet et lors des escales, et à cette occasion sentir et comprendre. Et se laisser changer, en mieux, tant qu’à faire.

 

Après les restrictions covidiennes, l’envie de bouger prend tout le monde, ou presque, surtout ceux qui peuvent se le permettre, car time is money et parfois il manque l’un ou l’autre, et surtout money. 

 

Un Danois âgé de 44 ans, Torbjørn Thor Pedersen, a enfin accompli un projet fou qu’il avait commencé il y a dix ans de cela. Celui de parcourir le monde avec seulement 18 euros par jour en poche, et sans prendre l’avion. Ce n’est pas forcément un ferrovipathe, mais sans doute quelqu’un qui ne voulait pas décoller pour voyager.

 

“En 2013, “Thor” s’était lancé ce défi de visiter 203 pays et territoires, dont certains ne sont pas reconnus par l’ONU, et ce avec le plus petit budget possible. Ses conditions étaient les suivantes : ne jamais prendre l’avion, se contenter d’un budget de 20 dollars (18 euros environ) par jour et rester au moins 24 heures dans chaque pays.

 

Dix ans plus tard, le globe-trotteur danois a enfin bouclé son long parcours, à la fin du mois de mai, en arrivant aux Maldives. Sa traversée du monde a duré 3.512 jours sur une distance de 360.000 kilomètres. Selon la radio télévision australienne ABC, il serait alors devenu “la première personne à visiter tous les pays du monde lors d’un voyage ininterrompu sans prendre l’avion”.

 

Auprès du même média, Torbjørn a qualifié ces dix années de vadrouille de “grande expérience sociologique, couronnée de succès” : “Je ne me souviens pas d’un pays où je n’ai pas été soutenu par les gens que j’ai rencontrés”.

 

Je suis fier de ne jamais avoir abandonné”.

 

Pour arriver à ne pas prendre l’avion, il a évidemment dû trouver des alternatives : “L’idée était d’utiliser les transports publics autant que possible, ce qui représente des centaines de bus, de trains et de ferries, et ensuite de demander si je pouvais embarquer sur un bateau de pêche ou carrément à bord d’un porte-conteneurs…”, explique-t-il.

 

Forcément, en dix années, le projet du Danois, intitulé “Once Upon A Saga” (“Il était une fois une saga” en français, ndlr) a connu quelques péripéties. Il s’est notamment marié avec sa compagne de longue date vivant à Hong Kong. En revanche, il a eu besoin de dix passeports différents et a dû composer avec l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, mais aussi la Covid-19 qui l’a bloqué à Hong Kong pendant deux ans !” (Trajet en train© Reddit – u/htGoSEVei, Presse-citronPublié le 10 avril 2023 à 11:10Par Presse-citron)

 

Ni l’argent ni le temps ne sont un obstacle pour celui qui est addict du besoin d’évasion et ou celui des rencontres. Après la pandémie un nouveau phénomène touchant le rapport au travail (un des prochains podcasts y sera sans doute consacré) libère du temps, très nombreux sont surtout des jeunes qui démissionnent de leur travail et partent. En voyage de plusieurs mois. Est-ce encore un dernier effort de toute une génération (de ce point de vue dorée) qui peut se le permettre?

 

En paraphrasant à l’envers la fameuse parole de Jésus qui parlait des pauvres, on peut dire que des riches vous en aurez toujours avec vous. Et d’ailleurs quand on se sent dans l’obligation de partir, même si en Europe les billets d’avion ou de train pour un euro c’est du passé, on trouve les moyens pour payer le trajet. La démocratisation propulse à une grande vitesse toute une partie de la population mondiale qui, il y a encore pas bien longtemps, n’aurait pas pu se le permettre. Mais la démocratie n’est jamais égalitaire.

 

Je n’imagine pas quelqu’un voyager sans titre de transport, mais pour certains une telle envie n’est pas à exclure. Hélas! est révolu le temps où on pouvait payer le transport en rendant des services sur un tel engin embarqué ou durant l’escale.  

 

Peu importe les conditions, le phénomène de la bougeotte en général ne va pas disparaître et celui du long voyage découverte non plus. Même si l’on ne sait plus s’il y a encore quelque chose à découvrir, ce que les autres n’auraient pas encore vu? L’originalité se paie chère, mais les trains intergalactiques forcément de très grande vitesse piaffent d’impatience au décollage. Pour l’instant c’est encore un peu virtuel, mais l’imaginaire y travaille. Savoir que les varans existent n’est pas la même chose que de pouvoir les admirer sur l’île de Komodo de si près que l’on aurait l’impression de pouvoir caresser le plus grand reptile. Partir à la recherche du Titanic qui gît au fond de l’Atlantique dans un cercueil vivant ne produit pas la même adrénaline, gare à ceux qui jalousent une telle expédition. 

 

Sans voir si loin au décollage, l’on sait très bien que rien ne remplace une présence réelle, la virtualité des connaissances comme celle des relations est un appoint, un appui utile et parfois indispensable, surtout quand il s’agit de prendre des décisions pour agir rapidement, mais ne remplace pas le contact physique dans la plupart des cas. 

 

Prendre le train pour traverser des continents et des pays, c’est prendre le billet one way, car le retour sur ses pas ne sera plus possible, tellement un tel voyage change le passager et le ferrovipathe le sait très bien. Je ne sais pas quel est le pourcentage de ceux qui voyagent aussi dans les deux sens, mais quelque chose me dit qu’il n’y en a pas beaucoup.  

 

Aller retour n’est pas seulement difficilement envisageable car onéreux en temps et en moyens financiers, c’est aussi difficilement envisageable car on n’est pas forcément prêt à faire une telle expérience à l’envers. 

 

Ce n’est pas que la déception viendrait du fait de retrouver des endroits déjà un peu connus, à l’envers ce n’est pas comme à l’endroit, même si la mode actuellement brouille les cartes au point que parfois l’on ne sait pas très bien où est l’endroit et où est l’envers. 

 

À Hong Kong et dans la région, on est habitué à voir les gens marcher à reculons, et au surprise! j’ai vu au Laos un homme qui courait ainsi à toutes ses jambes, ce qui suppose une sacré dose de confiance et un peu d’habileté. Et les trains à grande vitesse peuvent avoir deux locomotives aux deux extrémités, vapeur toute, l’essentiel est que ce soit dans la même direction.

 

Mais surtout revenir sur ses pas, c’est rentrer à la maison comme si de rien n’était, et là on n’est pas d’accord, quelque chose de radicalement nouveau se produit au travers des fenêtres des wagons et dans les sorties entre les deux arrêts. 

 

On est tout à fait d’accord pour faire un aller retour simplement en avion ou en train ou en voiture… pour passer un peu de temps, temps nécessaire pour régler une ou plusieurs affaires professionnelles, ou autre. 

 

Et même les Portugais partis par la mer jusqu’à Malacca, ou au cœur de la Mongolie, revenaient plutôt chargés, pas seulement de souvenirs.  

 

Je ne suis pas un ferrovipathe, mais le rêve de prendre le transsibérien m’a toujours habité jusqu’à ce qu’il se réalise tout au moins en partie entre Irkoutsk et Novosibirsk pour aller en petit groupe aux JMJ de Cracovie en 2016.

 

Et rejoindre des extrémités d’un immense double continent, c’est faire le lien entre les deux continents et de leur tout au moins géographique voisinage. La première fois j’en ai pris conscience en venant à Hong-Kong, s’y poser c’est enjamber un seul (le plus immense certes) pays, la Russie, pour me retrouver en Pologne natale, comme avant se fut dans la direction opposée pour l’Allemagne frontalière avec la France. 

 

Joindre les deux bouts d’une telle immense terre même en 12 h par avion et le faire en un coup d’œil sur une carte ce n’est pas pareil non plus. Si en le disant je donne l’impression de défoncer des portes ouvertes, c’est parce que je voudrais insister sur le fait que les proportions sont souvent trompeuses et la distance géographique correspond rarement à celle de notre imaginaire.  

 

Et l’imaginaire s’en charge dès que l’espace lui est laissé, est-ce plus loin depuis Singapour à Lisbonne que de Lisbonne à Singapour, la question peut paraître incongrue, elle garde toute sa valeur, la plasticité de notre cerveau et de l’imaginaire spatial par conséquent, sont là pour prouver que la distance mentale qui en résulte varie selon ce que l’imaginaire permet d’intégrer et d’exprimer.  

 

Je ne suis pas certain que l’on accepterait facilement surtout en Europe l’idée que l’Europe est un sous continent asiatique, comme on parle de l’Inde et que l’équivalent de l’Asie du Sud-est avec l’Océanie en extension aquatique serait à l’autre bout de l’Asie toute occidentale avec les îles des Canaries en lot de consolation pour équilibrer l’extension maritime entre l’Est et l’Ouest. 

 

A chacun sa route à soi, celle du ferrovipathe est parmi les plus longues, même si l’on pourrait imaginer d’autres trajets de longueurs semblables entre le bout de Kamtchatka et le Cap ou encore entre le bout d’Alaska et la Terre de Feu. 

 

Même si voyager de la sorte brûle les fesses, il faut avoir des épaules solides pour l’endurer. Je me souviens du trajet entre Moscou et saint Pétersbourg en train de nuit arrosé de vodka par les co-chalutiers, ou de l’autre côté de la frontière par laquelle j’ai trafiqué par inadvertance avec une pomme, la malheureuse fut arrêtée avec un reçu à la régulière, et avec le sérieux requis réciproque, le douanier et le passager étant chacun dans son rôle irréprochables. 

 

Les journées mondiales de la jeunesse instaurées par le pape Jean-Paul II, aux côtés des rassemblement de Taizé de moindre envergure, sans doute en manque de grands rassemblements dont il était habitué en Pologne, -son pontificat a démontré une telle appétence-, sont des événements parmi les plus spectaculaires de l’Eglise catholique. 

 

A l’époque où le catholicisme est en perte de vitesse, tout au moins du point de vue numérique, embarquer dans un tel train c’est affirmer le besoin de rassemblement d’une telle envergure (en moyenne un million de participants entre 16 et 30 ans sans compter les accompagnateurs laïcs et religieux). 

 

Ceci était déjà analysé par deux auteurs français dans un livre intitulé Le rêve de Compostelle*. A l’époque, il s’agissait de mettre en garde devant le danger des grands messes (à l’image des Méga Churches), dont les effets médiatiques risquent de cacher la vraie mission chrétienne et la vraie mission, tout comme la vraie misère de la foi.

 

C’est comme si l’on doutait de l’intérêt pour la publication des carnets de voyages, certes tous ne sont pas publiables et ceci non pas seulement par manque d’intérêt des auteurs ou des éditeurs, mais aussi parce que tout ce qui est écrit n’est pas systématiquement destiné à la transparence médiatique. 

 

Il y des évènements qui se donnent à voir et d’autres pas, question de bon dosage, il y a des trains qui transportent dans les mondes qui ne sont connus que de l’intérieur de l’expérience et si tout est avouable en toute vérité, tout n’est pas voué à l’être de façon publique. 

 

Privé ne doit pas rimer avec priver d’une telle liberté, celle de garder ou celle de se livrer, toujours librement, pour le reste c’est de l’extorsion des fonds qui correspondent à la richesse et la complexité de l’humain.

 

Embarquer dans le train de vie, c’est prendre de vitesse les paysages qui n’arrivent plus à défiler correctement car distinctement devant les yeux des voyageurs à grande vitesse que nous sommes.

 

Propulsés par l’envie de vivre au moyen des biens matériels, nous sommes de plus en plus nombreux à être ainsi embarqués et parfois il manque de l’espace pour nos bras et nos pieds. Et quand il manque de l’espace pour la tête, il vaut mieux descendre, à Singapour ou à Lisbonne. 

 

Et pour les jeunes, cette fois-ci, c’est à Lisbonne de descendre pour se dégourdir les jambes de tous les déplacements auxquels nous consentons, ou nous nous laissons entraîner, et ouvrir les bras de la générosité en signe de louange adressée à la vie et son Auteur céleste.