Et si la fragilité était une chance ?

 

Vous avez sans doute vu cette vidéo qui montre quelqu’un qui sur la plage fait un petit trou dans le sable, puis y verse de l’eau, enlève la partie sèche du sable pour en dégager une boule sous forme d’une jarre contenant de l’eau qui a solidifié le sable en rendant solidaire les graines qui la composent.

 

Fascinant de beauté parce que d’efficacité, mais quelle fragilité !

 

Les enfants qui font des châteaux de sable sur la plage, à la fois participent à une telle fragilité, tout en essayant de la dépasser par une construction qu’ils désirent solide, résistante contre vents et marées, au moins le temps que dure leur présence sur la plage, un terrain de jeu et surtout d’apprentissage de la vie.

 

Je suis fasciné par les œuvres artistiques éphémères, notamment celles encore avec du sable sur le verre que la caméra permet de voir de près et en gros plan, tableau constamment en mouvement de création, fait et défait pour raconter devant nos yeux une histoire. Dessins animés en live.

 

Une histoire racontée, une succession d’images qui se combinent, se reconfigurent, se métamorphosent en jouant sur les formes pour traverser le temps sous les mains de l’artiste qui tout en déplaçant le sable lui donne des formes bien reconnaissantes : 

 

Tiens, un bébé qui vient de naître, il apprend la vie, la vie le prend et de nouveau le met dans un lit, là où il était déposé pour grandir, dans un lit semblable il l’est maintenant pour ne plus vieillir, sans pourtant oser de le montrer se décomposer, aucun intérêt pour l’œuvre même éphémère, la fragilité a ses limites que la pudeur protège et la volonté assure.

 

Des êtres de désir en souffrance, en devenir, en attente, voilà ce que nous sommes. La fragilité est là. On n’a pas besoin d’être un grand spécialiste pour s’en rendre compte. 

 

On a cependant besoin d’un artiste des mots pour le dire. Par exemple Véronique Dufief qui se livre à un tel exercice pour le compte d’Aleteia dans les cadres de la rubrique, questions du mardi. C’est de son texte que je reprends les grandes lignes pour les métamorphoser en desseins qui obéissent à mon imaginaire et ses connexions de sens.

 

Plusieurs points se présentent alors pour composer un tel tableau, constamment recombiné pour voir comment s’y trame la fragilité. Fragilité comme sujet de ce développement, tout en sachant que la fragilité investit aussi le développement lui-même.  

 

Attention ! fragile à l’intérieur, même l’emballage qui lui aussi est fragile fait appel à l’attention, à la manipulation avec précaution, précaution dictée par la délicatesse avec laquelle il se doit d’aborder un tel sujet. 

 

Car fragile de l’intérieur, tout le monde l’est, même s’il y en a qui ne semblent pas l’être à l’extérieur, tout au moins dans ce qu’ils donnent à voir. Peut-être c’est surtout là qu’il faut redoubler d’attention, car le porteur d’une telle fragilité ne le dit pas. C’est comme avec toutes sortes de pauvreté, celle qui n’est pas visible est la plus difficile à détecter.

 

Notre condition de vivant nous rend fragile par la menace constante de remettre en cause le bonheur de ce statut de vivant dont nous jouissons pour le moment. Moment que la joie prolonge et fait oublier, mieux, transforme un peu durablement la fragilité en socle solide. Il y a alors de quoi construire un projet d’un futur proche plus ou moins aventureux d’un horizon temporel plus lointain. 

 

Avant de continuer, posons un postulat de base, sans quoi aucune avancée possible sur le chemin de la compréhension de ce qu’est la fragilité. Comme l’eau sur le sable, l’amour devient un agent solidifiant la fragilité pour la transformer en force. La fragilité comme chance se trame sur cette base-là.

 

Traiter de la fragilité sans lien avec l’amour, c’est manquer la cible, la fragilité n’est alors qu’un accident, un produit dérivé à s’en débarrasser au plus vite, un déchet, un encombrant sans attache ni utilité, un polluant que l’on n’a pas réussi à dépolluer, dont on n’a pas réussi à se débarrasser. 

 

Je ne t’aime plus, comme solution pour aboutir à toutes sortes de séparations. Tellement lourde est la fragilité qu’un processus de séparation provoquée par l’affaissement de l’amour révèle cette fragilité des deux côtés, de tous les côtés. Évidemment, il y a des fragilités qui supposent et entraînent des soins cliniques et donc une mise à l’écart, tout au moins pour un temps. Ne pas en tenir compte, c’est aussi méconnaître la responsabilité face à la fragilité. 

 

Or, souvent, sans amour, la façon la plus utile de se débarrasser de la fragilité, ce serait de la recycler comme un consommable, comme on récupère l’énergie d’un combustible. Après tout pourquoi pas, puisque l’on ne peut pas l’éliminer quitte à la réintroduire dans le circuit vertueux d’efficacité. Et à cette occasion recycler la conscience en toute efficacité de son indolence. Tous les despotes opèrent de la sorte.

 

Aimez-vous les uns les autres résonne alors comme un défi lancé aux êtres aimants plutôt qu’aux êtres aimables que nous pensons être, et de fait que nous sommes. Un défi au sujet de la prise en compte de la fragilité qui peut se décliner au masculin comme au féminin et qui se conjugue au présent sous le mode participatif. 

 

Et si pourtant le désir de la reconnaître est là, l’échange des libertés supposées se heurte à la faiblesse dans l’harmonisation de deux libertés. La faiblesse qui provient du caractère inachevé de notre propre réalisation que seulement l’accompagnement plénier d’où qu’il vienne pourrait procurer. 

 

En attendant, j’ai peur que tu me quittes, ou encore, ne me quitte pas qui se laisse neutraliser par laisse-moi vivre, car je suis venu te dire que je m’en vais… Les voies pour l’étaler ou enterrer et des voix pour le dire où le taire sont multiples, diverses et variées. 

 

Une seule réponse positive possible à donner renvoie à l’amour. Amour comme présupposé de base, mais aussi l’amour emballage, amour corsage, amour fragile comme fragile est la solution qu’il propose. 

 

Même dans un couple l’autre n’est pas là pour combler les manques, il peut et de fait il est celui qui les révèle, les met à nu pour pudiquement les recouvrir d’un voile de respect infini devant la faiblesse de l’autre. Seul l’amour en est capable au prix du renoncement à tout sauf à lui-même.

 

Et ce processus ne s’accomplit pas non plus dans un échange parfaitement paisible ou seulement l’innocence de ne pas savoir se livre comme une possibilité de grandir. Ne pas renoncer à l’amour c’est accepter la fragilité qui lui donne des vrais contours, toujours nouveaux, en mouvements, mais plus nettement dessinés, car plus nettement désirés. 

 

Tout ce travail sur et avec la fragilité s’accompagne d’une souffrance que rien ne peut éviter, et ceci jusqu’à la mort y compris. Rien ne peut évacuer une telle souffrance, seul l’amour peut l’absorber et la transformer en combustible de sa puissante métamorphose, celle d’un amour consommé. Hormis l’amour, rien ne peut la résorber, rien ne peut l’absorber.

 

La prof de littérature nous rappelle un autre point très important. “Être vivant, c’est être en lien, et la faiblesse balaie les mirages de l’autonomie pour mener à l’amour.”

 

Le chemin de l’amour est donc empreint de façon indélébile de telles faiblesses que l’on va identifier dans l’opacité de la relation au cœur de laquelle seule la souffrance dira le mot le plus juste pour l’identifier.

 

La fragilité, si l’on lui permet de lui offrir une hospitalité, pourrait même s’avérer un allié puissant sur le chemin de l’amour. Elle permet alors de goûter à la joie plutôt qu’au bonheur. Si le bonheur est éphémère, la joie peut traverser les âges de la vie. Mais les joies frivoles ne sont qu’une variante Delta du bonheur qui ne connaîtra jamais de lendemain.

 

Et notre conférencière aligne trois autres points d’attention pour bien se situer face à la fragilité. 

 

Accueillir ce qui vient, c’est l’accueillir paisiblement, comme une évidence, pas forcément comme une fatalité, voire pas du tout. L’accueillir comme un cadeau, j’ose avancer. 

 

La paix intérieure est à ce prix-là, l’inévitable est à constater et ses méfaits sont à colmater. La paix avec le lot de sa sérénité permet de tout voir dans de justes proportions, telles que Dieu, source de paix les voit.  

 

C’est peut-être trop demander à notre pauvre corps mû par des émotions et notre tête traversée par tant de sentiments et pensées. C’est aussi, rappelons-le, reconnaître que même la prise en charge de la fragilité se présente avec ses propres fragilités.

 

Mais d’y voir notre horizon, c’est déjà chercher à stabiliser ce que la fragilité, une fois ressentie et ayant produit ses effets, peut entraîner comme facteur de déstabilisation. 

 

La joie qui découle d’une telle découverte de la vérité donne à ne plus avoir peur de soi. Tout au moins ne pas avoir peur des fragilités, si toutefois on arrive à nous distinguer d’elles-mêmes. 

 

Tout comme nous ne sommes pas réductibles à la peur, nous ne sommes pas non plus réductibles à la fragilité qui peut générer la peur. Comme dans le domaine spirituel et par le biais de la propension au péché, comme expression de la faiblesse, le pêcheur n’est pas réductible au péché.

 

Et la liste de bons conseils se termine par l’invitation à l’acceptation de vivre le présent. On sait tout cela, et la production de la conférencière, comme la mienne qui s’entremêle, peuvent donner l’impression du déjà-vu. Au point d’en être désabusé par de telles banalisations. 

 

Au-delà du catalogue de bons conseils à l’eau de rose, il s’agit d’entrer dans une méditation renouvelée pour le compte de notre existence si souvent troublée. La période de pandémie n’est pas de plus rassurante à l’égard de la bonne place à accorder à toute sorte de fragilités. 

 

Les traitements pour la contrecarrer font parfois penser à la méthode de nettoyage par de puissants détergents auxquels rien ne résiste, ni le contenu, ni le contenant, ni la vie, ni le porteur de la vie.

 

Et si la fragilité était une chance ?

 

Saint Paul en est convaincu, c’est lorsque je suis faible c’est alors que je suis fort (2 Corinthiens 10, 12). La faiblesse comme expression de la fragilité, si la force jaillit de la faiblesse, ce n’est pas automatique, ou seulement dans ce lien d’amour que Paul, en parlant, entrevoit dans sa relation au Christ. 

 

Mais alors qu’est-ce qui jaillit de la fragilité ? Sinon la solidité qui dans sa première phase prend forme de la jarre remplie des graines de sable solidifiées uniquement par l’eau, jusqu’à ce que celle-ci ne s’évapore. Et on connaît la suite.

 

A moins que ce sable représente nos vies avec leurs fragilités comme chance pour notre vie. En fait, nos vies ne sont pas seulement remplies d’eau qui s’évapore, mais aussi du sang qui irrigue tout notre corps. Ne sommes-nous pas sortis de la main d’un tel potier qui a mis des trésors dans des vases fragiles ? Mais alors, serions-nous condamnés à nous dessécher pour nous désagréger et disparaître ? 

 

Oui, si nous avions mis tout notre espoir dans le sable et dans l’eau seuls.

 

Oui, si l’horizon de notre bonheur se limite aux caresses des vagues de nos vies sensibles, ressentis sur la surface de la peau de nos fragilités en manque de reconnaissance, comme des vagues ressenties sur la peau de la planète-terre caressée par les vagues de la mer visible sur les plages de nos vies où nous échouons pour notre bonheur momentané.

 

OUI, si nous savons distinguer entre ce qu’est le corps et ce qu’est l’esprit, ce que chacun dit de la beauté et de la fragilité de la vue. Et comment prendre soin ensemble dans une course à la vie, celle qui ne se termine pas avant d’atteindre les portes du royaume de l’au-delà.