On ne négocie pas la justice, on la cherche. 

De ce point de vue tous les traités, accords et autres arrangements sont toujours injustes et même inégaux, car si on peut imaginer que l’injustice qui découle de tels contrats plus ou moins forcés et plus ou moins à l’amiable (je ne mentionne pas ici les traités humiliants des vaincus par les vainqueurs), produisent des effets d’injustice pour les deux parties, même l’équilibre n’en est jamais parfait. Il ne peut pas l’être.

 

Que ce soit en termes de dommages de guerres ou du développement pacifique win win, il y a toujours un win qui est plus grand, plus win que l’autre. Mais tendre à un tel équilibre est déjà appréciable.

 

Le problème avec la justice qui ne se négocie pas, c’est qu’elle est difficile à apprécier à sa juste valeur, suivant l’intervenant désireux de la décrire. Elle est difficile à apprécier pour lui-même et ses propres intérêts, et encore plus difficile à apprécier pour quelqu’un d’autre.

 

C’est par exemple particulièrement sensible dans le cas des minimas sociaux (quand il y en a) ou encore des soins médicaux, sans parler de ceux qui sont condamnés par la société à vivoter dans l’extrême pauvreté ou de l’arrêt de soins, voire l’arrêt de la vie.

 

Tellement les intérêts qui sont par principe injustes s’y mêlent et prennent part à la négociation et par principe encore se moquent de la justice. Non pas délibérément, quoique, mais par inadvertance, par imprécision d’appréciation, par généralisation.

 

Puisque l’objectif unique des plaignants coupables ou non coupables est de gagner le procès, ou tout au moins diminuer au maximum le poids de la condamnation, la justice est le terrain où on part à la chasse de tels gains au moyen de négociations, dont les avantages recherchés sont le moteur principal.

 

Je laisse de côté toutes les considérations sur l’expression de la justice comme canal de la gouvernance par la terreur.

 

La gestion de la pandémie avec ses tâtonnements au début, et maladresses toujours, fournit une illustration assez adéquate à ce propos. Les compagnies pharmaceutiques et leurs supporters ne sont pas les seuls à l’avoir démontré.

 

La gestion politique a toujours été guidée par le souci de préservation de la paix sociale au moyen d’arrangements jugés indispensables, et même l’efficacité ainsi visée n’a pas toujours été au rendez-vous, mais le besoin de calmer le jeu relève toujours de la raison d’État. A moins que les troubles aient raison de l’Etat pour instaurer un autre état de gouvernance.

 

Dans toutes les situations, on délaisse la justice, et ça devient franchement pervers quand c’est fait en son nom, tellement elle est étriquée et rachitique, taillée comme un arbuste, ou grandie comme un bonsaï pour faire une belle oeuvre sociale, sans doute cela apporte un peu d’oxygène à l’atmosphère et capte en contrepartie un peu de CO2.

 

La pauvre justice, on ne sait pas très bien si elle est devant ou derrière le condamné, au cœur des soupirs réclamant de la reconnaissance ou dans les cloaques des désirs de vengeance.

 

Taillée en pièce dans la chair, étranglée dans les cœurs et dans les esprits, chaque fois parcellaire, car chacun a son jardin où on lui autorise de se développer, comme il l’entend.

 

La justice personnelle, celle qui fleurit dans chaque individu, est toujours libre, et elle est reconnue comme telle sous l’autorité du pourvoyeur d’une telle justice avec laquelle une telle autorité s’identifie totalement et la promeut. Pas de conflit, ni soumission plus ou moins forcée dans un monde ainsi rêvé que chacun chérit pour son propre compte.

 

Ce qui n’est pas le cas de la justice sociale qui est en tension constante avec la justice individuelle. Et c’est encore au gouvernement de faire preuve d’une ingéniosité qui lui permet de faire en sorte que les sujets s’y soumettent dans l’assentiment le plus large possible.

 

Le second problème avec la justice est que l’on ne demande ni aux décideurs ni aux signataires des accords, des jugements justes, jusqu’au moindre détail. Ce n’est pas la visée de la justice comme organe d’État chargé de juger les infractions à la loi.

 

La justice qui ne se négocie pas est celle qui n’est pas de ce monde. Et ceci est le troisième problème lié à une telle justice qui ne se négocie pas, problème probablement encore plus grand que les deux précédents.

 

En se plaçant sur ce terrain de la justice qui n’est pas de ce monde, on est soumis alors à un double écart :

 

-par rapport à ce que la justice humaine est capable dans ce qu’elle a de meilleur en elle; oeil pour oeil, win win dans la version lost lost, c’est donc la justice humaine qui est interrogée dans ses présupposés et son efficacité;

 

-par rapport à cet autre monde auquel elle se réfère, car celle-ci venant d’ailleurs, prétend agir et ajuster son discours à une loi universelle qui serait immuable, alors que la vie qui est ainsi décrite change d’aspect à la faveur du développement technique et de celui de la conscience qui l’accompagne.

 

Les deux, la technique et la conscience, capables d’aller de plus en plus vite dans les détails, prennent en compte des réalités infiniment petites qui naguère au mieux étaient considérées comme quantités négligeables pour être dignes d’être prises en considération. Là aussi la justice doit faire avec.

 

On peut rejoindre l’infiniment grand par l’infiniment petit, mais pour y tracer la voie de la justice, il faut assouplir ce qui s’était avéré raide au contact de cette nouveauté, et il faut lui attribuer le statut de justice, qui rappelons-le obéit à d’autres lois que celles de la négociation.

 

Comment se trame la justice dans les cas des LGBT par exemple et la réparation comme signe de la justice dans le cas des abus divers?

 

La loi positive humaine référencée sur la conscience des votants eux-mêmes n’est-elle que le résultat d’une négociation? Pas certain, car dans toute négociation il peut se cacher de la justice non négociable, la question est de savoir comment ce qui est non négociable est décrit et donc pris en considération dans ce qui résulte d’une négociation.

 

Mourir dans la dignité, est-ce juste, ou le fait de négocier le non négociable à travers le terme de dignité employé sans doute à dessein, est-il suffisant pour sauvegarder la justice non négociable? Ce n’est pas suffisant, mais cela peut conduire à des développements postérieurs possibles.

 

Au moins de façon sémantique, on va sauvegarder la plateforme commune, ce sur quoi tout le monde peut s’entendre.

 

Restent ces deux autres questions : qu’est-ce qu’il y a d’indigne dans la loi positive qui résulte de la volonté de la majorité et qu’est-ce qu’on fait de ceux qui ne pensent pas comme “tout le monde”?

 

Dans les détails, la dignité peut se comprendre de façon bien diverse.

 

Sans y répondre trop vite, mais en lien avec la pertinence toute relative (mais tout de même) de la loi positive, il apparaît un autre problème avec la justice divine.

 

C’est que malgré sa prétention à la régulation universelle, elle est soumise à des expressions la décrivant de façon plus ou moins maladroite pour ne pas dire arbitraire et dont l’efficacité est attestée jusqu’à la prochaine remise en cause, non pas tant celle de sa pertinence dans son principe (même si!), mais dans son interprétation liée à sa formulation et dans l’accueil que l’on réserve à cette formulation.

 

Le traitement de fin de vie est l’endroit parmi les plus sensibles. Mais déjà faire un nombre plus important de toilettes pour les femmes, ça soulage la conscience humaine (des hommes surtout?)

 

Et ouvre la voie à poursuivre la prise de conscience, non pas au piège de ses contradictions, mais en prise avec la responsabilité.

 

L’application de la théorie du genre vient embrouiller la donne de la loi divine telle qu’on la connaît dans les manuels des catéchismes. Et par conséquent, elle modifie la direction du développement de la conscience du croyant en la tournant vers les cas particuliers catégorisés d’une façon ou d’une autre.

 

La diversité des situations singulières appelle les réponses prenant en compte le plus possible la nature propre de chaque cas, sans pourtant porter un regard exagérément déconnecté de l’ensemble de la société. 

 

Alors que de l’autre côté, quand la loi divine s’y mêle avec insistance, la conscience générant la régulation de la justice à partir de la loi positive en est quelque peu contrariée, indisposée et… contre attaque.

 

Et surtout refile la patate chaude aux défenseurs de la loi divine pour qu’ils revoient leur copie. Et ceux-ci sont dans une sacrée panade, car soit ils résistent quitte à se cabrer et se raidir plus qu’à l’accoutumée, soit ils vont assouplir leur formulation pour rendre le dialogue possible dans le but de chercher la justice ensemble.

 

Sont-ils prêts des deux côtés? Pas sûr,

 

-soit l’idéologisation sous forme d’un projet de vie commun avec l’obligation de l’application par tout citoyen dans une société en évolution vers l’accroissement du bien-être personnel ou social (à démêler entre les deux reste à voir de plus prêt),

-soit une dogmatisation des données universelles adossée aux vérités révélées.

 

Dans les deux cas, on constate la sanctuarisation du domaine concerné, rendant incompatible l’une avec l’autre. Comme si, par des hommes interposés, les dieux se faisaient la guerre d’influence et donc d’autorité sur les âmes avec les corps pour les uns, ou seulement sur les corps sans âme, mais sans doute avec de l’esprit pour les autres.

 

Et pendant ce temps, la justice attend, alors que la vie n’attend pas. La justice qui avance est celle exprimée par le fait de légiférer.

 

Une justice à double facette, juste et injuste, juste car justifiée par la volonté de celui qui légifère et justifie. La plupart du temps, à cette occasion on oublie, on obscurcit, on dénie même le droit d’exister à son versant malmené, le traîne dans la boue d’injustice.

 

Nous voilà au cœur du problème. C’est encore Franz Kafka qui l’a décrit de façon la plus saisissante dans Le Procès. Le héros bien malheureux du livre et dans la vie, -il s’en passerait bien volontiers d’une pareille notoriété-, Joseph K cherche à comprendre de quoi il est accusé, au cours de la description des événements, il ne le sait toujours pas, pas plus que le lecteur, et c’est pareil pour les autres accusés.

 

Comme ce négociant qui lui expose son affaire sans pouvoir expliquer quoi que ce soit :

        « il n’y avait rien dedans beaucoup de latin, que je ne comprends pas, et puis des pages et des pages d’appels à la justice, ensuite des flatteries pour certains fonctionnaires, qui n’étaient pas expressément nommés, mais que les initiés devaient pouvoir reconnaître, après cela le propre éloge de l’avocat, un éloge à propos duquel il se roulait devant la justice avec l’humilité d’un chien, et enfin l’examen de vieux cas judiciaires qui devaient ressembler au mien. Cet examen était fait, à vrai dire, autant que j’aie pu le suivre, avec le plus grand soin. Remarquez bien qu’en vous disant tout cela, je ne prétends pas juger le travail de l’avocat »

 

On peut seulement présenter les rouages du mécanisme de la justice et la hiérarchie entre les différents rangs des spécialistes qui sont utiles les uns aux autres pour la transmission des éléments des dossiers en cours; même si certaines affaires semblent pouvoir se passer d’un échelon pour aller plaider et négocier à un échelon supérieur.

 

Entre marrons (véreux), petits et grands avocats que Le Procès distingue, la subordination est indispensable pour le bon déroulement de la préparation du procès, l’investigation peut être longue, mais elle est toujours bénéfique pour quelqu’un. 

 

Vous n’avez donc jamais songé au grand avocat ? demande alors Joseph K au négociant.

 

Qui est-ce? demande la Samaritaine à Jésus au puits de Jacob, assoiffée de vérité, donc de justice, ça c’est dans l’Évangile selon saint Jean. 

 

Celui qui te parle, la réponse de Jésus lui suffit, ni la justice ainsi obtenue, ni les conditions de sa publication ne se négocient, tout est évident et d’une efficacité immédiate.

 

La femme ne peut contenir sa joie, enfin la justice qui libère à partir des plus grandes profondeurs de son être. La Samaritaine est soulagée, libérée d’une justice qui l’a condamnée pour se soumettre à une autre, la plus grande, celle qui lui donne des ailes pour jouir de la liberté.

 

La justice ne se négocie pas, elle a un effet immédiat, il faut seulement y accéder de deux côtés, du côté de celui qui juge et du côté de celui qui est jugé, tout comme dans le cas des traités.

 

Une justice exercée divinement, est-elle vraiment possible? Puisque comme le dit le proverbe déjà cité: la justice (divine) n’est pas de ce monde, et ce n’est désormais pas seulement la justice terrestre qui est sur le banc des accusés.

 

Même la Grande Justice n’est pas épargnée, elle ne sort pas indemne des accusations proférées à son encontre à cause de l’interprétation et même des présupposés eux-mêmes.

 

Sans qu’elle soit pervertie comme la description faite par Kafka tente de le démontrer, souvent la justice terrestre fait ce qu’elle peut, et elle le fait pas trop mal, surtout quand elle sait que le commanditaire suprême assoiffé de justice est un juge impartial. Tellement impartial qu’il n’est pas de ce monde.

 

La loi positive jouit d’une autonomie que la loi divine lui laisse, comme un adolescent désireux de prendre sa part de liberté, la loi humaine tente d’obtenir le droit à l’exclusivité.

 

Si les abus dans l’interprétation et la mise en application sont possibles sur le terrain des deux justices, comme un adolescent, l’une fait ses preuves pour dire qu’elle peut exister par elle-même et l’autre comme un père de miséricorde (c’est dans un autre évangile) attend que la relation (forcément bonne) soit rétablie.

 

La recherche d’autonomie des humains à l’égard des lois de Dieu n’est qu’une phase légitime du processus de l’humanisation de l’humanité. Phase passagère, intermédiaire entre l’enfance et la vie adulte. On peut toujours rêver!