Hong Kong est la ville où on est surpris plus d’une fois et surtout en bien. “Voulez-vous venir voir ma nouvelle pièce ?” La proposition n’a pas eu longtemps à se faire attendre sans réaction, positive bien évidemment. 

 

Intrigué par la manière de présenter sur les planches cette remarquable nouvelle d’Hemingway et de plus est à Hong Kong, depuis longtemps désireux de revenir à ce chef-d’œuvre, finalement ceci a pu être possible et de quelle manière. Avant tout ceci était possible grâce à une fenêtre disponible dans mon agenda pour être immédiatement occupée, telle la devanture d’un magasin prête pour attirer les passants dans le but de les faire devenir de très réels clients, finalement acheteurs et surtout solvables. 

 

Là, ce n’est pas d’un commerce vulgaire (au sens le plus commun) qu’il est question, mais d’une rencontre et quelle rencontre. Ou plutôt de retrouvailles qu’une vie offre rarement. Comme pour La mazure de l’oncle Tom relu il y a déjà plus de vingt ans lors d’un déplacement je ne sais plus où, le retour au vieil homme et la mer était indispensable, obligatoire, promis. 

 

Pas encore occupé à une troisième et dernière date (on est loin des dizaines de représentations en France par exemple, j’ai appris plus tard que c’est le format du festival dans le cadre duquel cette pièce originale, unique a pu être présentée), la fenêtre est allumée d’une lumière tamisée d’un bleu marine, bleu mer et bleu ciel, confondus. Auxquels se mélange un rouge sang.

 

Une fenêtre sur la vie s’ouvre rarement de façon si convaincante, qu’une fois ouverte elle devient irremplaçable, presque unique, même si une fois sorti par cette fenêtre dans la vie, l’envie de repasser devant pour voir comment c’était autrefois à l’intérieur, reprenait parfois ; il fallait une occasion bien d’à-propos pour pouvoir le faire.

 

Le décor a pris de l’âge, les proportions ne sont plus les mêmes, à première vue tout semble plus petit, rapetissé, mais dans les mêmes proportions qu’autrefois, dans un coin, restait intact l’envie de sortir pour voir ailleurs. L’envie, me voyant, comme un vieux désireux de se réchauffer au soleil, passer devant la fenêtre d’où on pouvait l’apercevoir, m’a dit : depuis ton départ pour m’accomplir, je ne cessais désirer te voir revenir pour te dire que tout va bien dans le pays des enfants qui rêvent. 

 

Moi, qui à l’époque n’avait jamais vu la mer, c’est en rêvant que je me suis nourri de cette grande histoire humaine aux prises avec les éléments et la nature bien animés, pas par le vent mais par le battement de cœurs. 

 

Le retour occasionné, indispensable, presque forcé, celui d’un forcené de la complicité avec sa vie, le retour fait comme dans le casse-noisettes, au soir de Noël où tous les rêves se réalisent pour qui y croit de tout son cœur. La pièce de théâtre d’Ernest m’a fait entraîner dans un passé que le présent rattrape. 

 

Pas besoin de dépoussiérer ce passé-là, la première vague de la mer, agitée à la surface et au-dedans qui me traverse, chargée d’émotions si longtemps endormies, rend limpide l’intérieur de la pièce toujours occupée par la mémoire de sensations des découvertes à venir, désormais investie d’une acuité nouvelle, prête au nouveau combat du vieil homme avec sa mer.

 

Mais cette fois-ci, le vieil homme n’est pas celui d’Hemingway ; plus précisément, il n’est pas uniquement celui du livre et de sa puissance imaginaire qui, fondée sur des faits réels, creuse dans une roche obscure d’une vie future d’adolescent que j’ai été au moment de la lecture.  

 

Une grotte où plus tard cet enfant grandissant, on le suppose et l’espère, reviendra pour s’abriter, chaque fois qu’il en aura besoin, pour retrouver le bonheur du repos de guerrier obligé de s’approvisionner en protéines. 

 

Ce qui nécessite l’accomplissement de la tâche de tuer, dans la quasi-totalité des cas ceci se faisant par procuration, car confiée à d’autres, et plutôt sans regret. Cela concerne aussi les végétariens et leurs semblables. 

 

Ce repos se fera d’abord avec une jouissance que procure la digestion, qui avec l’âge, va petit à petit s’estomper pour laisser apparaître la jouissance de repos imposé par l’âge des artères et du muscle cardiaque. 

 

C’est désormais un compagnon d’âge et d’expérience qui se remet à suivre l’aventure d’une sortie en mer d’un vieux loup pris au défi par des monstres marins.

 

Presque d’égal à égal, le mien, en toute connaissance de cause, se met à tirer le fil avec celui du livre. Pas tant pour soulager la peine de l’autre vieux, mais pour y mettre de la mienne afin de me mesurer en temps réel avec lui-même. 

 

Nous deux, le vieil homme du livre et moi qui maintenant lui ressemble tant, sommes séparés juste par quelques heures de décalage dans le temps mesuré par années, décalage imposé par les fuseaux horaires fixés à la naissance. 

 

Et peu importe, combien sont-ils, ceux qui font le chemin semblable au mien, mon vieil homme à moi est unique, exclusif et imperméable à la présence des autres. La grande salle de l’Auditorium, celui des Nouveaux Territoires, comble, dès le début de la pièce, très vite, se densifie d’un silence intrigant, presque inquiétant, semblable à celui qui précède la tempête. 

 

La salle se remplit de ce silence qui fait retenir le souffle et oublier la toux, à moins que ce ne soit l’inverse, retenir la toux et oublier la respiration, et c’est au fur et à mesure que les minutes de silence s’étalent presque sans espoir de les arrêter tout en y croyant, car on n’est pas venu pour une minute de silence, surtout aussi longue.

 

C’est une sorte de cinéma muet qui domine la première partie, une sorte de prologue « aphone » où les acteurs bougent, mais ne remuent pas de lèvres, ou de façon presque imperceptible, comme les poissons hors de l’eau à la recherche de l’oxygène que leurs branchies habituées à filtrer l’eau ne le trouvent plus. 

 

Un prologue en silence pour faire comprendre que l’histoire qui va être racontée venant du fond des mers est indicible, mais dont se souviennent les poissons et les bébés dans les ventres de leurs mères. Et le racontent, chacun à sa façon.

 

Ce silence dégage une brume de plus en plus épaisse qui empêche de voir les autres, chacun les yeux fixés sur son vieil homme à lui. Parfois les lunettes, pas très propres ou embuées, aident à l’isolement bénéfique pour le corps et pour l’esprit. C’est cela être véritablement en communion, comme le vieux en soliloque l’est avec sa mer. 

 

Il y a des intimités et leurs complaisances qui se satisfont d’un non-lieu relationnel affirmé et assumé, un lien dont elles n’ont pas besoin, car affranchies de la matérialité que les corps et leurs pensées imposent. Pour se délecter d’une concomitance dans le temps et dans l’espace qui suffisent, sans que ces intimités créent un lien autre que celui d’avoir été des inconnus les uns pour les autres. 

 

Et on le restera sans doute presque à jamais, le presque est pour désigner le hasard de rencontres inopinées, et seulement lorsque celles-ci se transforment en une relation capable de partager en profondeur, ce qui suppose partir ensemble dans des eaux profondes, chacun les siennes. 

 

Quel bonheur d’avoir fait connaissance de ce metteur en scène, le cerveau, la machine à produire, à trouver les solutions techniques les plus invraisemblables, à ravir et emporter dans les flots des vagues de ses aspirations à la liberté d’expression, dont l’élégance n’a peut-être d’égal que celle d’une colombe qui, une fois sortie de l’arche lâchée par le vieux Noé, revient avec la branche d’olivier dans le bec, et qui, du mouvement de ses ailes déployées, signe la souveraine paix des cieux avec la terre. 

 

Ce qui est nettement plus élégant que de voir un oisillon ou un rongeur dans les griffes d’un rapace qui rôde à la recherche de sa proie où tout semble se résumer par la recherche de protéines, peu importe d’où qu’elles viennent.

 

Merci aussi à Claude, cet autre vieil homme qui m’a confié un jour depuis les profondeurs de la sacristie, telle une grotte creusée dans la colline calcareuse de la collégiale de Montmorency, dont il avait la charge, d’avoir connu Hemingway à bord du France, ce paquebot mythique (qui n’avait rien à envier à Victoria ou surement pas au Titanic de malheureuse mémoire), dont en chef cuisto, il avait la charge des corps pour les nourrir à bord, alors qu’une fois à la retraite, en se rapprochant de la charge d’âmes, en sacristain de l’invisible, il accomplissait des gestes simples d’ouvrir, allumer, éteindre, fermer, repartir pour revenir.

 

Il était alors bien placé pour voir venir au bar un homme, déjà à l’époque légendaire, car nimbé de l’auréole d’un reporter de guerre d’Espagne et surtout d’une “nobelisation” à répétition pour ses talents à raconter ce qu’un enfant de six ans pouvait comprendre, sans pour autant trouver le roman sans intérêt, loin de là, pour un vieux grand-père. 

 

Sirotant son premier whisky du matin, -à peu près à l’époque où Le vieil homme et la mer venait d’être écrit, et dont probablement déjà le film étant sorti, peu avant sa disparition suicidaire dans les eaux troubles de sa conscience-, cet homme ne se faisait pas oublier.

 

Le vieil homme et la mer raturés des dizaines de fois, comme s’il fallait y trouver les traits qui correspondent à sa force que l’âge ne ménage pas, mais que la nature maintient, même en lui, cette autre force, mentale qui à défaut de la première fait l’œuvre de résilience, presque sans bornes.  

 

On n’est pas à une perfection près, surtout lorsque l’on est obstinée par le désir de la clarté du récit, qui est une autre force mentale, sans doute puisant dans la même source que celle du vieil homme de la mer. Donner au récit la clarté la plus limpide possible, en poursuivant l’intuition d’un presque vieil auteur qui a vu d’autres guerres et leurs combats, et que toutes les précédentes se laissaient emporter dans celui-ci, comme dans un écrin d’amour et de stupéfaction. 

 

C’est payant, et surtout offert gratuitement, comme tout accouchement prometteur d’une belle vie. 

 

Merci avant tout au traducteur, au censeur et au libraire, à l’obligation de la lecture scolaire je crois aussi, qui m’ont permis d’accéder à la nouvelle dans ma langue maternelle (ça me donne envie de relire l’originale) pour avoir fichu dans mon imaginaire d’adolescent un si énorme harpon avec son encre qui rend impossible la séparation tout en maintenant à vif la blessure, à vie. 

 

Blessure, qui se souvient des combats menés avec d’autres vivants, combats de quelque nature que ce soit, matérielle, charnelle, spirituelle, fantasmagorique, allégorique, épique, nautique ou autrement aquatique, désertique… toujours unique. 

 

Blessures portées en signe de solidarité avec les complices que deviennent ceux contre qui le combat est livré dans la nécessité de les tuer pour les manger. Solidarité avec les victimes, jusqu’au moment où on devient à son tour victime de… soi-même. Un autodafé existentiel qui se termine sur le brasier de la vérité, et de l’amour aussi. 

 

S’il avait su qu’il tomberait sur un si gros poisson, qu’il ne pourrait même pas mettre dans sa chaloupe, lui trop gros, elle trop petite, le vieil homme aurait sans doute échappé à la bataille. Couper le fil et ç’aurait été fini, il serait rentré chez lui comme 84 autres jours, sans rien prendre, las d’une monotonie que procure l’échec à répétition, auquel on finit par s’habituer, sans espoir de s’en sortir autrement que par la mort.

 

Une fois le combat à mort se soldant par la victoire du vieux pêcheur, contraint de laisser sa douce victime dans les eaux toujours troublées par des concurrents, finalement il rentre bredouille. 

 

S’il pouvait l’embarquer, cela lui aurait fait éviter la honte de retourner avec le squelette dépouillé de toute chair par les requins qui ont profité du repas préparé par quelqu’un d’autre.  

 

Toute son épopée, le vieil homme la chante en cantonais, épopée incarnée par un chanteur d’opéra chinois. À son tour, c’est lui, le vieil homme, chanteur d’opéra, qui devient un véritable héros de la pièce de théâtre. Lui, qui a toujours voulu incarner le vieil homme parti en mer dans l’espoir de remplir la cale. Sans l’avoir jamais réussi de son vivant, ce qu’il confie dans une lettre posthume découverte par sa petite fille. 

 

C’est une histoire dans l’histoire, celle-ci se faisant au moyen d’une intégration parfaitement réussie de la nouvelle dans la culture chinoise. Ainsi, si besoin était, en faisant le tour du monde, Le vieil homme et la mer font escale par-ci, par-là et illuminent les visages sans aveugler les yeux.

 

Le vieil homme et la mer sont devenus l’héritage de l’humanité entière, que l’Unesco aurait déjà dû inscrire sur la liste des œuvres littéraires à protéger de l’oubli, dont tous les wokismes se nourrissent, et c’est au même titre que la Bible ou encore une quelconque scène de la vie, cet illustre inconnu que tous les humains partagent, mais pour cette dernière, c’est un choix très personnel. 

 

C’est une histoire sur le combat, surtout le dernier, comme le dernier baiser avant le dernier soupire, comme la dernière balle et surtout la première lorsque l’on tire sur soi-même, comme le dernier coucher de soleil, la dernière vague de la mer, le dernier vol d’oiseau, le dernier trafique de nuages ; la toute dernière se fige l’étoile, celle que l’on voit lorsque les yeux se ferment. Sauf que l’étoile que les yeux fermés voient est celle d’un enfant qui ne pensait pas à ces choses-là. 

 

Pas plus que maintenant, quand le vieil homme emporte son dernier combat (ou tout avant dernier si on prend en compte celui de sa propre mort), absorbé par le présent qui lui échappe avec les filets de sang sur ses mains labourées, lacérées, livides qui ne veulent pas lâcher leur prise. 

 

Voici l’endroit où j’ai laissé la rédaction, il correspond à la grande pause marquée par la rencontre autour d’un thé citron avec l’auteur lui-même. C’est alors que les coulisses parlent de la panne mécanique, réparée juste avant la première représentation, pour faire basculer le mur que la petite fille du vieil homme escalade pour tomber de l’autre côté. 

 

Le mur qui, une fois à l’horizontal, devient podium sur la scène, laissant alors découvrir dans le fond une rangée de musiciens, qui accompagnent la véritable performance d’un chanteur d’opéra qui, durant 30 minutes, narre le combat : 

 

Pour conclure, que l’homme peut être détruit, mais il ne peut pas être anéanti (man can be destroyed, but he cannot be defeated)

 

Après la représentation, un happy birthday to you retentissait dans la direction du vieil homme pour son anniversaire de la veille le 11 novembre, pour fêter ses 78 ans. 

 

Un vrai âge d’un vrai chanteur d’opéra chinois qui, à l’âge de 13 ans, après avoir vu le film en 1958 sur Le vieil homme et la mer, a vu naître en lui un vrai désir de l’incarner pour chanter un jour le vieil homme et sa mer. Devenu un vrai chanteur d’opéra chinois, enfin en vieil homme, il vient de réaliser son rêve que Tang Shui Wing a su le rendre réel. N’est-ce pas belle la vie ? 

 

“Tout en lui était vieux, sauf son regard, qui était gai et brave, et qui avait la couleur de la mer.