Dans cette période de trêve estivale pour beaucoup d’entre nous, nous cherchons à faire une coupure dans cette année qui dure comme un serpent de mer, sans fin. La pandémie nous éprouve et il est salutaire de pouvoir s’en soustraire rien que pour quelques temps, quelques heures, quelques jours, sans s’y perdre pour toujours. Et pour ceux qui comme moi n’ont pas franchis les frontières de Hong Kong depuis tant de mois, une migration locale saisonnière sert de solution de rechange. Il est heureux de pouvoir s’échapper à la monotonie, si inhabituelle car imposée de “force majeure” à notre mode de vie d’habitude plus proche d’une sauterelle que d’un lézard. Et si pendant l’enregistrement vous entendez des bruits occasionnés par les travaux dans l’immeuble, cela participe de la monotonie en cours. 

J’ai donc aussi décidé de partir quelques jours au loin, sur une autre île pour me distraire. Mais déjà depuis une semaine je me mets en semi repos en ralentissant le rythme dans les finitions des projets en cours. Repos de vacances s’impose pour marquer la coupure grâce à laquelle recharger les batteries s’avère efficace et durable. Repos qui n’est pas synonyme de ne rien faire, mais de faire autrement. En résulte ce texte qui suit. Il fait la jonction entre la vie réelle et la vie d’un autre qui est aussi réelle dans sa propre vie, mais que nous accueillons comme un reflet de la notre. 

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Gombrowicz s’invite soudain dans la fente entre le café du dolce farniente d’un après midi somnolent et le devoir à remplir la suite du temps de façon utile, malgré le repos estival covidement estampillé en demi-teinte de son efficacité formellement souhaitée mais pas vraiment attendue.

Vous avez un colis, dit la réceptionniste à l’accueil de l’immeuble où je passe mon examen d’endurance à faire quelque chose en faisant semblant de ne rien faire. Dans cet état d’esprit, comme chaque fois qu’une nouveauté non programmée car non attendue se produit, je le prends en entrevoyant des livres, à la vue du format, classés dans la catégorie des livres de caté et assimilés. Le subconscient l’a même classé dans le rayon nécessairement mal rangé de “bondieuseries” dont il n’était pas convenable d’en avertir l’attention languissante, mais c’est la conscience qui l’a tout de même dénichée.

Un divertissement se profile alors comme la cerise perlant d’une originalité qui tranche régnant sur le gâteau des devoirs de vacances bien programmés d’après une recette mille fois éprouvée. Mais là c’est moi qui allait être éprouvé dans l’originalité de la cerise, en fait il y en avait deux. D’ailleurs sous la forme picturale, on les représente toujours ainsi.

Moi et mon double, c’est le titre du livre. Mais où est-il mon double, est-il dans cette apparition onirique qui laissa l’auteur de la nouvelle (nouvelle en tant que genre littéraire, pas comme l’annonce d’une découverte époustouflante) songeur à plus d’un titre. Songeur à l’état de veille, pas vraiment sorti du sommeil, songeur du passé et pas vraiment songeur de l’avenir, songeur de ce qu’il n’était pas et de ce qu’il voulait être, songeur de la beauté qui passe à travers le miroir pour être en toute évidence un reflet de ce qui n’a jamais existé et nulle part n’existera. 

Moi et mon double nous sommes là, lequel est lequel et lequel ne l’est pas, ou chacun d’eux serait-il si détaché de l’autre que moi je ne serais pas mon double et inversement? Voilà à quoi j’ai occupé mon temps cette après midi de semi vacances dédiées à ne rien faire. Mis en repos, un chômage technique provoqué par la coupure délibérée des moyens techniques, un contrat stipulant de ne plus honorer le contrat d’avant, je suis dans l’après et donc pendant.

Je suis avec moi et mon double destiné à quelqu’un d’autre, moi, je m’en suis seulement approprié en usurpant mon identité de destinataire non final certes -je n’avais pas cette prétention-, mais celle d’un destinataire de passage qui a permis au livre une seconde vie. Que dis-je, que sais-je, peut être bien une troisième ou quatrième, si après le signataire nommé Lichtenstein (impressionnant comme nom, réduit comme étendue) ou même avant lui quelqu’un d’autre aurait pris le soin de découvrir l’étendue d’images qui avec force se forment devant les yeux de celui-ci et à la première vue le déforme lui-même.

Énième vie et pas la dernière, car destinée à apparaître sous le regard d’un autre lecteur, lui un vrai pro, pas comme moi qui s’en saisit en dilettant circonstancié, lui avide qui pourrait le dévorer d’une seule bouchée, comme une sauterelle imprudente, inconsciente du danger auquel l’expose sa beauté qui se fait snapper par un lézard, de coutume paresseux, mais s’activant habillement à la vue d’un amas de protéines. Il le lirait parmi tant d’autres de la journée, un glouton avide de ces passe-temps quand le temps ne passe pas, et qu’il faut le tuer pour ne pas souffrir, il faut l’assouvir pour ne pas le laisser nuire. Lui, il le sait, moi je l’apprend parfois, de manière intermittente.

Moi et mon double que j’ai laissé dans les projections bien réelles dans ce livre va rejoindre le tas d’autres doubles destinées à Mathias pour qui je sers d’entrepôt, d’escale sur le chemin qui va de moi et de mon double vers mon double et vers moi. N’aspire à la liberté que celui qui a connu la prison, lequel des deux y aspire davantage, moi où mon double ? Moi je suis ici, mon double est là bas, dans un monde carcéral. Quelquefois, je me dis que ça ne durera pas, mais pour lequel de nous deux ce soupir est destiné, je ne le sais même pas. Tous les deux en attente de jugement intermédiaire, énième ou final, moi et mon double, ensemble nous sommes en cavale, si souvent sous forme bien cadrée, car carcérale.

Signé

Frédéric 1991 (c’est la suite de la signature du livre, le lecteur aurait remarqué, les chiffres sont aussi en miroir)

Aux éditions de L’oeil de la lettre, Paris, l’année précédente.