La polémique* créée autour du livre de Michel Houellebecq Soumission et ses positions concernant la présence de l’islam en France d’un côté, la manière dont le recteur de la grande mosquée de Paris réagit de l’autre, relancent le débat qui date déjà depuis bien plus longtemps que les tragiques évènements de 2015. 

 

Une fois de plus ce sujet, d’une grande complexité, est stigmatisé et donc la République interrogée.

 

« Soumission », le mot évoque tant de choses : s’y présentent dans un enchaînement des segments

linguistiques depuis l’ascendant exercé jusqu’à la force brutale engagée ; le passage de soft power à hard power y est contenu et le déborde même.

 

Le glissement d’un extrême vers l’autre est plein d’indicateurs qui sous forme d’obstacles jonchent le chemin de la logique paisiblement engagée sur le terrain sémantique et inévitablement, sur le terrain politique. 

 

Autour du mot « soumission » se cristallise à présent, dans la société française, le débat sur la place de l’islam en France.

 

« Soumission » sonne comme un axiom de toute vie sociale et que les religions investissent, d’abord en bonne intelligence avec, puis une fois plus ou moins franchement chassées, elles finissent par trouver un itinéraire bis pour l’alimenter. N’étant plus toutefois considérées comme capables d’alimenter de façon convenable, car convenue par les attentes sociales, elles ne sont plus considérées comme des leviers efficaces de l’ascension de l’humain à plus de lui-même, bien au contraire, elles sont considérées comme un réel obstacle.

 

Dans le mot « soumission » tout est fort, lourd de sens ; les forces contradictoires qui jaillissent de ce mot éclaboussent la conscience d’un spectateur qui, passant pour un pédant paisible ne voulant de mal à personne, aurait été content de continuer son tourisme linguistique à défaut de

pouvoir être littéraire.

 

Hélas, il ne le peut pas, il sent qu’il doit marcher dedans comme un trappeur à la recherche de sa propre grandeur, quitte à se mettre parfois en danger.

 

Tant il est aux abois, et à ce titre sur ces gardes, pour non pas tellement défendre ce qu’il en pense et comment cela le met mal à l’aise, mais pour se prémunir d’un virus qui pourrait l’affaiblir à la longue.

 

Soumission est donc aussi le titre d’un livre, d’une production littéraire parmi d’autres avec ses intrigues aussi originales que communes, leur originalité consistant à mettre l’imaginaire au profit d’une fiction, qui comme souvent se confond avec le réel possible.

 

Michel Houellebecq met en scène une situation possible d’une élection présidentielle en France d’un musulman.

 

Et ça fait peur, les vieux démons de la religion obscure que l’on a presque efficacement combattue par le passé y compris bien récent, reviennent par une porte inattendue, bien que prévisible.

 

La République laïque ne semble pas préparée à assumer une réalité d’une religion qui revendique ses droits. Pas plus que d’assumer jusqu’au bout le débat contradictoire.  

 

La question de savoir qui soumet qui, à quoi et comment, est en lien avec le fait d’assumer, le verbe étant d’un même segment linguistique que le substantif soumission et leur racine commune ne fait qu’aggraver le besoin de se situer.

 

L’écrivain dans le secret d’une fabrication originale assume sa fiction comme une fiction, sauf que ce n’est pas pris ainsi par ceux qui se sentent visés. 

 

Ils devinent et à juste titre, un penchant que l’on pourrait qualifier d’islamophobe et qui dans les aveux de l’auteur, objectivement, représentent de tels traits, mais qui soulève des questions qui échappent à toute qualification d’islamophobie. 

 

Car il s’agit de voir, sans émotion engagée, ce qui en est au juste. Une religion qui revendique les droits de la cité dans le paysage nouvellement investi.

 

Comment alors en bonne intelligence admettre dans la république une religion dont la puissance de revendication de sa place est infiniment plus grande que celle du christianisme catholique ? 

 

Le recteur de la grande mosquée de Paris a assigné en justice l’auteur de Soumission pour diffamation de la religion musulmane. 

 

Après avoir rencontré le romancier qui a modéré ses propos, grâce à la médiation spontanée du grand rabbin de France, le recteur a adouci le ton. Néanmoins, le président de l’Union des mosquées de France, a réaffirmé son intention de porter plainte. Les deux demeurant inchangés dans les positions fondamentales, rien n’est clarifié au fond, car le fond reste le même.

 

Pour Houellebecq l’islam est une religion qui ne lui inspire guère de considération et pour le recteur son “islamophobie” est intolérable.

 

Derrière le débat entre deux protagonistes se profile toute une cohorte de supporters de l’un et ou de l’autre. Ne pensant pas être ni d’un côté ni de l’autre, je tente une approche symbolique que l’analyse linguistique permet de dégager.

 

Considéré comme modéré à bien des égards, le recteur, et avec lui le président, par une telle action, tout comme l’écrivain, franchissent à des endroits différents le Rubicon. L’écrivain d’abord par le fait de donner des interviews. Les autorités musulmanes en France par le dépôt de plainte à l’encontre de l’écrivain.  

 

Peu importe les avatars engendrés sous forme de rétractions pour calmer les esprits, ce qui produit plus de confusion. 

 

Et la décision du recteur peut s’expliquer en outre par le fait que si l’on est modéré pour les uns, on ne l’est pas forcément pour les autres, et on peut aussi évoluer pas toujours pour des raisons avouables. 

 

La rencontre entre les deux protagonistes et leur positionnement respectif à la suite le prouve suffisamment, les deux sont concernés. 

 

Quoi qu’il en soit en l’occurrence, préciser les détails d’une telle décision (retirer la plainte sans vraiment y renoncer, se rétracter de certains propos sans y renoncer non plus) n’est pas l’objet de cette réflexion.  

 

Peu importe les circonstances, ce qui m’intéresse ici, c’est le mécanisme qui conduit à la prise d’une telle décision face à une fiction littéraire.

 

Ce mécanisme est visible dans, ce qu’un autre Michel, Onfray, dénonce dans son interview du

Figaro de cette première semaine de janvier : s’appuyer sur une citation tronquée pour en faire un fondement du raisonnement, un procédé vieux comme le monde de la communication écrite et parlée avec une mémoire assistée par les enregistrements.

 

Pourquoi on se permet un tel glissement ? Est-ce avec des intentions malhonnêtes, préjudiciables à la bonne conduite du dialogue ? Personne n’a envie d’y croire et il y a des bonnes raisons à cela. La fraternité humaine, si souvent entachée par des soupçons de rivalité, ne gagnerait rien par de telles projections, tout le monde le sait.

 

Même si ce mécanisme peut être activé dans des situations parfois très graves, et les exemples des procès tronqués à l’aide de tels procédés ne manquent pas ; pour la plupart de temps, ce mécanisme fonctionne dans les situations banalement navrantes.

 

C’est une vision optique bien que le cerveau identifie comme du réel, car le pauvre cerveau qui, bien qu’aux commandes de tout le corps et de l’esprit, est bien seul pour travailler à l’aide des sens, dont parfois il interprète maladroitement les messages.

 

Tout comme parfois certains chefs à la tête des pays ou des sociétés de production des biens divers avec leur pouvoir de soumission, ne distinguent pas entre le réel et l’imaginaire, nous sommes alors en plein délire de projection.

 

Prendre le désir plus ou moins consciemment, mais efficacement dans son action subrepticement déviante, personne n’y échappe. 

 

Engager un procédé judiciaire sans avoir bien analysé la situation présumée, après tout pas de mal en soit, la justice est là pour cela. Mais en attendant et à côté de cela, le retentissement qu’on lui donne ne peut pas passer inaperçu dans l’opinion publique.

 

Et les effets collatéraux sont là ; à défaut de redonner de vraies proportions aux choses, l’effet de loupe devient incubateur des pensées sombres et inavouables, non existantes ou alors totalement endormies en circonstances indemnes d’une telle agitation.

 

La fiction, tout en étant l’indicateur d’une certaine réalité possible, ne reste que fiction, même si l’on sait l’effet que cela peut produire sur le court de l’histoire de sociétés, civilisations, humanité. Le vrai problème est ailleurs. 

 

Depuis que l’on a introduit dans la fiction des éléments autobiographiques, l’on ne peut plus faire de la fiction sans la justifier par l’expérience de l’écrivain. 

 

En d’autres termes, on ne croit plus à la fiction comme telle, et l’auteur de la Soumission, tout comme celui des Particules Élémentaires ou de la Sérotonine, s’y engouffre à cœur joie. 

 

En se soumettant à la pression de la tendance actuelle, il déborde en quelque sorte sa propre fiction par une telle incursion à l’intérieure de la fiction par ce qu’il pense, et la manière de formuler ses options renforcent la théorie complotiste. 

 

Que l’écrivain reste écrivain, cela ne dépend pas que de lui, mais de lui aussi, et de lui d’abord. Si l’on le pousse aux aveux pour s’expliquer il n’est plus un romancier, il devient un acteur, ô combien puissant sur le terrain sociétal et politique, directement engagé.

 

Il sort de son rôle, au lieu de faire réfléchir les lecteurs, il réfléchit à leur place. C’est aussi une manière de confisquer la liberté de la pensée. Et tout le monde y contribue.

 

Que d’autres l’aient fait avant lui et que cela a porté des bons fruits, ceux de la vérité, Zola et son fameux J’accuse dans l’affaire Dreyfus suffit comme exemple – publier pour attirer l’attention est bien légitime et même très souvent efficace.

 

Mais que cela devient une règle générale dans le fait d’écrire sans tenir compte du genre littéraire, n’est pas seulement incorrect du point de vie de la liberté d’écrire. 

 

Cela introduit un glissement sémantique sur le terrain de la soumission, l’usage de l’imaginaire pour explorer des alvéoles et les chemins qui sous forme de labyrinthes y mènent est alors muselé, soumis à une idéologie dont le qualificatif moral importe peu, car en tout cas dommageable pour la liberté de penser, justement librement éclairé sans téléguidage sournoisement éhonté. 

 

Mais si cela provoque une telle réaction, c’est qu’il y a des vraies raisons d’un côté liées à la recherche de la reconnaissance de la place de l’islam dans la société française, ce dans quoi celui-ci peine pour des raisons non seulement liées à ses contradictions propres et surtout son statut de force politique.

 

Mais aussi justement pour cette raison bien que non seulement, il peine à cause d’une difficulté à lui faire place et pourtant ce qu’il est en droit d’attendre que la République lui offre. Et ce qu’elle lui offre n’est pas totalement satisfaisant. 

 

L’accueil n’est pas inconditionnel, et à la faiblesse de celui qui accueille se substitue la force de celui qui cherche à obtenir le statut d’un hôte qui est le bienvenu, mieux qui devient une part intégrale du peuple français. 

 

La réaction vive face à Soumission, et ce qu’elle évoque, révèle l’enjeu de la vision républicaine de la France.

 

Car tout compte fait qu’on assiste, par Houellebecq et le recteur de la Grande Mosquée interposés, à une confrontation entre deux religions : l’une l’islam affirmée comme telle avec sa vision de sa place dans la société, l’autre mue du christianisme catholique en religion laïque demeure sur ces gardes pour défendre les dogmes qu’elle réussit à forger.

 

La confrontation sur le terrain politique, celui de la gestion de la société, est d’autant plus évidente que l’islam n’a jamais caché ses visé des de transformation sociale, bien plus fortement que toute autre religion sur le terrain français, ce qui a d’ailleurs habitué la république laïque à dormir sur ces deux oreilles, comme toute l’Europe sur le plan de la défense militaire si bien à l’abri de l’OTAN.

 

Les soubresauts de la contestation sont là pour réveiller d’une soumission, pour entrer dans une l’autre. Reste à savoir ce que l’on fera. 

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  • Dans une tribune publiée mercredi par Le Point, Michel Houellebecq avait répondu aux accusations d’incitation à la haine, en se définissant contre un « islamophobe à temps partiel » et en assurant que cette religion ne lui inspirait « guère de considération ». « Lorsqu’une enclave islamiste se sera créée, encore peuplée par quelques ‘gaulois’, et même par quelques juifs très courageux ou très pauvres, alors je pense en effet que des actes de résistance auront lieu – c’est-à-dire des actes terroristes, parce que la résistance c’est ça », avait à nouveau prophétisé l’homme derrière le best-seller Soumission.