Pierre-André Taguieff* a consacré son dernier livre aux différentes réceptions de la pensée de Nietzsche et aux contradictions de ceux qui se réclament de son héritage.

Il revient sur l’importance du philosophe allemand dans la généalogie des pensées post-modernes, déconstructionnistes et décoloniales.

 

C’est de façon plutôt inhabituelle que je vous propose une telle entrée en matière. Après cette présentation du thème et de l’auteur, une citation sur laquelle je m’appuie dans le développement d’aujourd’hui. 

 

L’interview que l’auteur donne à cette occasion se termine par une citation dont le contenu est un beau résumé, une fidèle conclusion :

 

“Dans le § 54 de L’Antéchrist, Nietzsche explicite sa position :

« Il ne faut pas s’en laisser conter : les grands esprits sont des sceptiques. (…) La vigueur, la liberté qui vient de la force et du trop-plein de force de l’esprit, se prouve par le scepticisme. (…) Les convictions sont des prisons. (…) Un esprit qui veut quelque chose de grand, qui veut aussi les moyens pour y parvenir, nécessairement est un sceptique. Pour être fort, il faut être libre de toute conviction, savoir regarder librement… »

 

Pour ma part, précise Taguieff, je suivrais volontiers Karl Jaspers* qui, en 1936, conclut son grand livre sur Nietzsche par cette proposition : « Philosopher avec Nietzsche signifie s’affirmer continuellement contre lui. » Mais en la comprenant comme une invitation à penser avec et contre Nietzsche par-delà tout nietzschéisme et tout anti-nietzschéisme.

 

Nous sommes fin juin 2021, le temps des vacances et du repos pour beaucoup, et le temps d’approfondissement de certains aspects de notre existence et de la manière de la comprendre. C’est un menu parmi tant d’autres du consommable du temps libre qui s’offre à tous les vacanciers. 

 

Du temps dont on voudrait user à souhait, librement et sans contrainte, un temps qui passe et qui à la fois dévoile et aussitôt voile ce qui s’y présente ; un jeu de cache-cache permanent avec nous-mêmes.

 

Consommer “un mariage” avec soi-même, avec l’idée que l’on se fait, c’est prendre du temps pour soi-même et peut-être, sûrement même pour philosopher (nietzschéennement), avec le philosophe lui-même, avec et envers tout. Pour être un peu plus au clair avec nous-même.

 

L’homme croyant en quelque chose s’y reconnaîtra sans trop de mal ; et l’homme croyant en quelqu’un pourra s’y attarder pour tenir compagnie à ses semblables épris de quelque chose. Quelque chose qu’il ne pourra pas ignorer s’il veut valider modestement mais fermement sa prétention, qualifiée comme telle aux yeux de ces autres, d’être ami de quelqu’un que l’on ne voit pas et qui est pourtant là.

 

Dans la citation de Nietzsche se trouve un impératif d’émancipation totale, définitive, irrévocable à l’égard de  toutes les convictions. Une invitation à en acquérir une qui balaie toutes les autres. C’est le chemin de la dictature d’une pensée unique, exceptionnelle, lumineuse, suffisamment simple à la surface et limpide dans ces profondeurs pour éclairer toutes les scories et aspérités d’une vie ainsi impactée dont le salut n’est que dans une telle soumission.

 

Être livré à faire ce que l’on veut, ce que l’on sent au plus profond, c’est magnifique, toutes les libérations désirées ou constatées sont pétries de tels sentiments. Toutes les prisons imposées de l’extérieur, ou celles dans lesquelles l’on s’est enfermé de l’intérieur enregistrent de tels soupirs, de telles plaintes, de telles revendications. Elles se font écho du ras le bol de toutes les quarantaines de stérilisation du corps et de l’esprit.

 

Le soulèvement concerté contre l’autorité établie, celle de la prison en l’occurrence, est synonyme d’agitation, de discorde, d’émeute, d’insurrection. Une mutinerie en bonne et due forme pour conduire une rébellion, pour exprimer une résistance, pour être capable d’une révolte.

 

Vouloir sortir par n’importe quelle porte, plutôt une ouverture, voire un trou dans la forteresse, et peu importe aussi les moyens, usant de la force physique s’il le faut, c’est non seulement désirer un autre monde, une terre nouvelle et le ciel nouveau dont les chrétiens rêvent à leur façon. C’est vouloir être emporté dans un autre monde, comme une aspiration à la respiration profonde et au renouvellement qui s’ensuit. 

 

Seule la perspective chrétienne peut envisager sereinement l’ascension d’une telle réalité (j’entends les gloussements de la déglutition en signe d’un temps d’arrêt pour affubler une telle affirmation d’un scepticisme avéré). Non seulement désirée par tous, mais offerte à tous, un élan démocratique qui ne s’efface pas devant les difficultés liées à la réalisation, humainement parlant impossible. 

 

Même en croyant en quelque chose, on est toujours contredit pour ne pas dire contrecarré par les forces excluant l’accessibilité à la liberté pour échapper à toutes les convictions. Sauf celles qui seules vont être gardées pour construire un nouveau monde. Comme chez Brassens, cela va de soi.

 

Déconstruire les convictions à l’état de pensées qui se clarifient et avec les mots qui les soutiennent et verbalisent, et qui ainsi déjà s’affirment sous forme de convictions, certes passagères, mais bien constables, c’est finalement facile. Ne se servant que de son placenta qui entoure les convictions ainsi avortées à l’état embryonnaire, pour en nourrir d’autres pensées et leur convictions constatées, comme on constate la présence des particules des quarks dans un accélérateur construit à cet effet. Cela ressemble à une discussion de salon avec pour accélérateur de particules du cerveau la bonne boisson et les idées sous forme de biscuits faciles à digérer.

 

Mais le problème vient avec l’application du principe de la destruction de toutes les convictions. A titre individuel cela conduit au cynisme teinté d’une déprime existentielle. A titre collectif, lorsqu’il s’agit de gouverner, cela devient un problème crucial lorsqu’il s’agit de vouloir transformer une société pour l’améliorer selon les convictions indéboulonnables de la foi en quelque chose, progrès par exemple. Y compris la foi en l’image que l’on s’est fabriquée au sujet d’une divinité qui nous est docile, en servant bien nos intérêts. 

 

Le christianisme est sceptique à l’égard de ses propres productions d’images de Dieu qui sont incessamment à ausculter, purifier. Le scepticisme nietzschéen est d’un grand secours à l’égard de toutes nos idées que l’on se fait, y compris dans toutes les religions pour passer des idées, des croyances en quelque chose vers la rencontre.

 

Ainsi outillés, pourquoi avoir peur de Friedrich et de ses fulgurances de clairvoyance. Un grand service rendu à l’humanité par un homme qui finira sa vie en sombrant dans une sorte de folie. Peut-être trop lourd était pour lui le poids humain qu’il soulevait frénétiquement avec tant d’opiniâtreté et constance.

 

Nietzsche propose un chemin de libération, à cet égard il répète ce que les Évangiles et leur personnage principal s’attèlent à véhiculer comme message. Le “Libre à l’égard de tous” de saint Paul résume l’objectif de la foi chrétienne en termes de bonne nouvelle. Bonne Nouvelle pour toute vie et pour la vie dans sa totalité. Pour le philosophe il n’y a pas de liberté, il y a juste le besoin de la libération, car libre à l’égard de tous et de tout, c’est grâce à la volonté d’un surhomme qu’on l’obtient. Or pour le chrétien et la liberté et la volonté ont du sens, y compris philosophiquement, mais c’est par la grâce divine que s’obtient l’essentiel de ce qui constitue l’être humain : sa liberté d’aimer. Et notre coeur balance.

 

Ainsi outillé, les cellules physiques du corps en profitent, les neurones fonctionnent mieux. Et le mental n’a pas peur de s’aventurer dans des zones grises de l’être et de ses avatars aux contours psychosomatiques qui ouvrent l’esprit. Qui l’ouvre à ce qui le dépasse et à ce que sur son fond parfois tristounet la nostalgie trace comme horizon, dont elle voudrait s’en séparer pour être libre, elle aussi, mais qui la retient, tant qu’elle ne se rend à la grâce, tellement elle en est dépendante.

 

Ou alors, prenant un peu de vacances, sortir du cadre habituel pour être à l’air libre, les cheveux au vent comme BB sur son Harley Davidson humant l’haleine de Serge en guide qui l’entraîne vers on ne sait pas où.

 

Ou plus tôt on le sait trop, là où aucune contrainte n’est visible à l’horizon sauf peut-être pour cela, pour cette ultime contrainte, celle de la vie limitée. Mais cela on ne le sait pas encore, on ne veut pas le savoir, car on est là où on se sent dispensé de tout contrat social. On ne peut pas vraiment le savoir, tant le temps présent est coupé du temps à se présenter, le temps où la fatigue d’une trop longue attente vient embrouiller les idées claires rendues telles à l’aide de tous les euphorisants, “extasiants”, et à l’aide de tous les extasiés, y compris intellectuels, y compris spirituels.

 

En d’autres termes, la postérité nietzschéenne est celle qui tente de répondre à la question qui se présente sous forme d’un impératif pour savoir comment déconstruire ce qui nous a été imposé afin qu’un esprit libre s’impose.

 

Être de tous les vents et d’en être d’aucun, c’est comme vouloir coucher avec toutes les femmes ou tous les hommes du monde, c’est selon, et en n’en avoir aucun, aucune. Un célibat de pensée, une relation stérile, car d’action non fécondée, c’est comme être un propriétaire, sinon au moins un usufruitier des déserts de Gobie et de Sahara confondus avec ce qui les borde, les steppes et les savanes, pleines de proies faciles et de dangers énormes.

 

Pierre-André Taguieff fait une analyse magistrale de la postérité nietzschéenne, postérité érigée en dogme et transformée en porte-drapeau dans les pieuses processions orchestrées par des protagonistes qui, pour les analystes de faits religieux nouveaux, sont la croix et la bannière.

 

Visant tout système établi, de pensée et d’action, nourricière des avatars idéologiques des anarchistes fondés sur les déconstructionnistes qui se nourrissent eux-mêmes des sceptiques de tout poil, une chaîne de vie dont les protéines de base sont seulement intéressantes en tant qu’objet de convoitise immédiate pour en faire un garde-manger suffisant afin de pouvoir partir avec vigueur en guerre contre des systèmes établis il y a longtemps (ou naguère). Comment alors à partir de là construire un nouveau concept de religion moderne ?

 

Faire voler en éclats les convictions d’où qu’elles viennent et où qu’elles mènent, ceci reste la raison fédératrice d’une telle procession que l’on observe sur l’espace public de la pensée et des actions à caractère sinistrement englobant, à sens unique.

 

A chacun de faire ce qui lui plaît et surtout à chacun de faire ce qui plaît aux autres, et surtout à quelques-uns, c’est d’une cohorte et d’un chorus qu’est composée cette majorité non silencieuse, mais bien agissante, bien qu’en sourdine. Une postérité nietzschéenne hédoniste, car se contentant des resucées de sa pensée, aussi riche qu’exigeante car fortement soupçonnée d’être contradictoire. En fait, servant de révélateur pour toutes nos contradictions non détectées, et si oui non assumées, et si oui appelées à l’être jusqu’au bout.

 

Mais il y a plus, il y a à voir encore autrement cette postérité nietzschéenne qui sous forme d’une nouvelle gnose devient une référence inconsciente dans les actuels débats politiques.

 

Les sanctions à la clef, y compris celles qui se présentent aux urnes des dernières élections régionales en France du mois dernier, donnent de la matière pour comprendre un peu mieux l’influence réelle d’une telle postérité. Pour comprendre mieux dans quelle direction s’oriente cette nouvelle masse informe composée d’individus qui se présentent comme des héritiers de tous les déconstructionnismes.

 

Pour comprendre mieux ces héritiers de tous les déconstructionismes qui font plaisir à l’opinion publique, héritiers de leurs matriciels de sceptiques, comme étant une véritable approche du réel. Pour comprendre un peu mieux le cadre dont, si toutefois il y en a un, on a banni les derniers protagonistes d’ordre moral fondé sur une distinction plus ou moins claire entre le vrai et le faux, et par conséquent, entre le bien et le mal.

 

Pas de mal à se faire du bien a du coup la même valeur que les dogmes exposés dans un musée de Curiosité d’une civilisation d’autrefois, dont le caractère ethnographique sert de rappel, si toutefois nécessaire. Pourtant, il faut toujours se méfier des relents des esprits bornés qui prennent au mot l’impératif à être sceptiques à l’égard des leurs aînés. Du coup eux, les seuls vrais sceptiques, pardon eux, les premiers, car appartenant à la génération originale et à ce titre originel, qui savent comment ne pas dépasser la ligne rouge et cas échéant ayant droit à tirer sur tout ce qui bouge.

 

Elle est à peine voilée, mon ironie à l’égard des sceptiques qui se méfieraient des sceptiques qui ne le sont pas assez aux goûts de ceux qui se considèrent comme étant des préparateurs des doses prescrites dans la lutte contre les systèmes établis. Le premier système établi, désigné comme maladie encore la plus répandue au XIXe siècle, et ceci de façon totalement naturelle, est le christianisme.

 

Les universalias étant sévèrement remis en cause, il ne restera qu’à s’attaquer aux axiomes dogmatiques sur la bonté divine pour battre en brèche l’illusion humaine des esprits faibles et crédules afin de parachever le travail déconstructionniste à l’aide de quelques théories de bon aloi sur le genre et d’autres manipulations génétiques.

 

L’homme nouveau, le produit de lui-même, appuyé sur son allié puissant de circonstances que fournit la nature, un tel homme est en marche. Et la faute au christianisme qui a donné un coup de départ dans cette direction.

 

En marche donc sont aussi, par conséquent, toutes les républiques en mal de liberté démocratique, le socle chrétien s’y dérobant, il faut jongler avec les déconstructionnistes avant de mettre en place des constructions nouvelles tout en feignant de ne pas les voir. Et une fois attrapé sur le mensonge enfantin, on promet de s’en attaquer à la prochaine occasion.

 

Sans y croire une seconde, tellement sont irrésistibles l’envie et les forces poussant à la roue de la conquête d’un nouveau monde pour s’y installer, enfin confortablement, plus confortablement que par le passé. On se souvient avec dégoût, d’avoir été si peu confortablement attablé sur des banquettes des messes catholiques et des prie-dieux qui, constate-t-on amèrement dans un élan justificatif de la prise du large avec, empêchent l’homme de voir son horizon, celui auquel il aspire par lui-même. 

 

Car si on prend Nietzsche au mot, les convictions étant des prisons, il faut se méfier y compris de ses propres convictions. Ce contre quoi il prévient, en toute lucidité, quand il est encore en état d’en user plus ou moins librement.

 

Je ne sais pas quelles sont vos convictions en général et à l’égard du scepticisme nietzschéen en particulier. Une chose est sûre, nous tous, tout en désirant être libre à l’égard de tout un système établi, -les vacances et surtout le repos du dimanche sont pour cela-, il est fort à parier que tout le monde ressent la même chose, à savoir que le besoin de déconstruire n’est pas seulement une manière de s’exprimer en liberté quitte à s’opposer même frontalement, ce qui arrive aux ados plus ou moins attardés qui le font durant quelques décennies de leur existence active sur la planète terre. 

 

C’est surtout un besoin vital de vérifier la solidité de telles constructions avant de les habiter chacun à sa manière. En d’autres termes, il est illusoire de prôner le déconstructionnisme comme un but en soi. Cela ne mène à rien, même les feuilles mortes servent de compost dans la chaîne de la vie. Y croire jusqu’au bout, c’est accepter qu’il n’y ait même pas de feuille de route pour les nomades qui traversent tous leurs déserts bordés des steppes et des savanes faussement plus sécuritaires.

 

Pour terminer, je me suis exercé à une présentation purement imaginaire d’une fiche d’identité personnelle remplie à l’occasion d’une émission de télé réalité ou quelque chose dans ce genre. 

 

Qui est intéressé par une fiche personnelle pareille ? 

Origines : incertaines,

Métier : errant,

Salaire : une graine de sable et la soif,

Signe particulier : guide pour faire tourner en rond.

 

Et qui voudrait se soumettre à une interview express ?

Si vous étiez un animal ?

Scorpion, car il vaut mieux mordre que d’être mordu.

Un oiseau : un rossignol, car il y a toujours un printemps à annoncer.

La nourriture à absorber : seulement du liquide, le solide fait perdre des énergies et du temps pour digérer.

Vous vous présentez très surpris devant l’Éternel, quelle est votre réaction :

On a mal fait notre travail.

Un signe d’espérance : il y en aura toujours à déconstruire, question de temps, de patience et du bon suc digestif.

Morale de l’histoire : tout est bon qui arrive à point, même si c’est parfois saignant. Et surtout ne nous laissons pas conter, vivons.

 

La voici pour voir l’utilité de la libération de toutes les convictions et surtout celle d’en avoir une. Non pas pour s’en servir dans un jeu dictatorial, mais pour s’en servir dans un jeu démocratique, à la manière chrétienne ou la liberté totale rime avec la rencontre qui libère de tout y compris de nous-mêmes, là où nous sommes à côté (de la plaque) ou en trop. Et cela engage, car une telle noblesse oblige.

 

 

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*FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN ; Publié le 30/04/2021 à 17:44, mis à jour le 30/04/2021 à 17:44. Directeur de recherche honoraire au CNRS, Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, il a récemment publié Les nietzschéens et leurs ennemis. Pour, avec et contre Nietzsche aux Éditions du Cerf.

 

*Karl Theodor Jaspers (1883 – 1969) was a German-Swiss psychiatrist and philosopher who had a strong influence on modern theology, psychiatry, and philosophy. After being trained in and practicing psychiatry, Jaspers turned to philosophical inquiry and attempted to discover an innovative philosophical system. He was often viewed as a major exponent of existentialism in Germany, though he did not accept the label.